Les "moines esséniens" : un "Maître de Justice" historique ?
Extrait 1 (raccourci) de la 1ère Partie
La figure du "Maître de Justice" a été l’occasion de beaucoup de fantasmes. Il s’agit en fait d’un personnage historique, dont l’histoire est assez simple ; quant à la "secte" qu’il groupa autour de lui, son histoire ne dura que 17 années. Mais les suites de cette histoire s’étendent jusqu’à notre ère.
1.3.1 Les origines. Qui était le "Maître de Justice" ?
Le "Maître de Justice" (qdj hrvm, moreh sèdèq), titre donné dans plusieurs documents au fondateur de la "secte", semble échapper à toute identification. C’était sans doute vrai jusqu’en 1992, année de la publication d’une étude procédant à des recoupements nouveaux.
L’erreur avait été de se cantonner aux seules sources que sont la fameuse Règle de la Communauté (1QS), son annexe (1QSa), le Document de Damas (CD) et quelques autres écrits trouvés aux alentours de Qumrân, le tout étant mis en rapport avec les deux Livres des Maccabées (1-2Mac) ainsi qu’avec les passages des Antiquités juives relatifs à cette période. Aucune hypothèse sérieuse ne pouvait se fonder sur ces seules sources.
Heureusement, d’autres viennent compléter ces données insuffisantes : ce sont les deux Talmud-s et certains commentaires rabbiniques. La difficulté de ces sources, qui transmettent plus ou moins fidèlement des souvenirs du passé, est leur lecture et leur interprétation ; très souvent, elles ne sont accessibles qu’aux spécialistes du rabbinisme, doublés de linguistes dans le cas présent, car, à l’époque hellénistique qu’on est appelé à regarder, le bilinguisme des milieux juifs avait conduit à des correspondances systématiques entre l’hébreu et le grec – certaines d’entre elles sont restées longtemps méconnues alors qu’elles donnent la clef du problème.
C’est précisément le mérite de Jacqueline Genot d’avoir mis en lumière ces données[1]. Les recoupements minutieux qu’elle a effectués permettent de suivre les dix-sept années d’existence de la "secte des ’Issyîm" (cf. 1.1.2.1) – qu’elle appelle "l’Alliance de Damas", nous verrons pourquoi – et la vie de leur fondateur : Yosé ben Yo‘ezer.
Dans
ce préambule, il convient encore de souligner que les textes
de cette période ne nous sont évidemment pas parvenus à
l’état brut. Le Document
de Damas (CD)
a une origine qui, dans sa forme globale, remonte à la
dispersion de la secte, pourchassée de partout suite à
l’exécution du fondateur ; il en est de même
des Commentaires trouvés près de Qumrân
(Pešer de Nahum, Habacuc et autres
fragments plus petits). La plupart de ces textes ont reçu des
ajouts, ce qui est tout à fait normal. En effet, si les grands
textes de la littérature liée au pouvoir n’ont
pas tellement d’histoire (le pouvoir se les approprie et les
fixe), les textes de la mouvance qui nous occupe, eux, ne sont pas
figés et reçoivent divers développements en
fonction des circonstances nouvelles et des espérances que
celles-ci suscitent du point de vue eschatologique. C’est même
ce que le lecteur attend. Dans la mesure où l’on peut
les déterminer, les strates les plus anciennes de la Règle
de la Communauté (1QS + 1QSa), et surtout l’essentiel
du Document de Damas[2]
et du Commentaire d’Habacuc[3]
proviennent du fondateur lui-même.
[…]
. Nous
ne regardons ici que les passages des textes essentiels qui
permettent de comprendre les origines de ce mouvement à
l’eschatologie exacerbée. Afin de ne pas retomber dans
le mythe "essénien" et pour éviter toute
ambiguïté, convenons de qualifier de messianiste
cette vaste mouvance où le Messie est attendu dans une
perspective de royauté guerrière. Et puisqu’on en
est aux précisions de vocabulaire, précisons que le
terme de Messie sera systématiquement préféré
à tout autre pour rendre l’hébreu Mašiah,
sauf dans les citations de traductions qui, elles, emploient tantôt
le terme de Messie, tantôt celui de Oint, voire…
parfois les deux dans le même texte !
1.3.1.1 Hellénisation et crise du sacerdoce du Temple
L’origine
historique de la mouvance messianiste est liée à la
crise du sacerdoce qui apparut au cours du 2e siècle et
qui ne se résolut jamais par la suite. Il faut comprendre
l’importance prise par le culte au Temple et par la fonction du
Grand Prêtre, moins du fait de la disparition de la royauté
juive que pour une raison tout à fait religieuse : la
justification du peuple devant Dieu. De la validité du culte
sacrificiel dépendait l’expiation des péchés
du peuple.
[...]
1.3.1.2 L’alliance au pays de Damas-Ephraïm
Yosé ben Yo‘ezer n’est pas un inconnu pour les spécialistes des Talmud-s. Son nom est resté attaché à quelques discussions relatives à certaines prescriptions rituelles, datant évidemment d’avant la séparation intervenue entre lui-même et ses pairs de la Gerousia /Bet ha-mišpât :
“Yosé ben Yo‘ezer était de la kehuna [milieu sacerdotal] un des hasid [pieux] les plus grands ; ainsi, sa mitpaha était-elle agent de contamination pour le « sacré »” (Talmud babli, Hagiga 2,7)[4].
On lit également dans deux traités du Talmud de Jérusalem :
“Yosef [ou Yosi] ben Yo‘ezer, le prêtre de Zerada, et Yosi ben Yohanan, le prêtre de Jérusalem décidèrent de l’applicabilité des lois d’impureté au pays des nations et aux récipients de verre” (Šabat 1,3d ; Pesahim 1, 6,27d ; 8, 11,32c)[5].
Selon les Avot de Rabi Natan, ces deux prêtres, disciples d’un certain Antigonos Iš Sokho, furent à l’origine de
“deux fractions, les Ziduqim et les Bayetosim du nom de Bayetos”[6],
ces deux derniers noms propres apportant une confirmation : celui "qui vient en aide" (Bayetos, déformation du grec Boètos) n’est autre en effet que celui qui est appelé "Dieu vient en aide" (Yo-‘ezer) dans le même texte, et "Bœthusiens" (Bayetosîm) désigne, en grec, ses disciples. D’ailleurs, au temps d’Hérode, un Grand Prêtre promu en 24 sera encore désigné sous tel surnom, Šim‘on dit ben Boèthos : la Tosefta (Yom ha-Kipurim 1,8) lui reproche des “sympathies bœthusiennes”. Plus tard encore, la Mišnah (Menahot 10,3) fera reproche à une secte de "boéthusiens" de suivre un calendrier tel que celui du Livre des Jubilés plutôt que le calendrier judaïque[7]. On ne pourrait avoir des indications plus claires sur le fondateur de la secte.
Quant à l’appellation de Ziduqim, il s’agit ici d’une subtile ironie visant les « pseudo-justes »… qui la rendaient bien à leurs adversaires en les traitant de Perušim, séparés – c’est-à-dire de « schismatiques pseudo-purs » –, ce qui est à l’origine de l’appellation des Pharisiens.
Par ailleurs, les textes sont nombreux et clairs pour situer le “prêtre Yosé ben Yo‘ezer” à Séradah (ou Zerada), un village à 30 km au nord de Jérusalem. Comme refuge, c’est bien proche de la capitale, pourrait-on objecter. Mais à l’époque, le territoire relevant du pouvoir (sacerdotal) établi à Jérusalem était extrêmement exigu ; une frontière juridictionnelle séparait ainsi la région de Séradah, rattachée à la Samareïa, de ce
“« Pays de Juda », ancienne province perse du Yehud, passée sous tutelle hellénistique et constituant, si l’on peut dire, l’Etat judéen de la Grande Prêtrise. Or, en toute rigueur, Zerada se trouvait en un territoire sous contrôle séleucide, faisait, administrativement parlant, partie de la province de Damas, contrôlant de fait la Samareia, et était donc en « Pays de Damas »[8]”.
Il faut remarquer également que le lieu de l’exil ne fut pas choisi au hasard : Séradah est le village de Jéroboam (1Rois 11,26), à qui Dieu remit dix des douze tribus et qui régna sur Israël (tandis que Roboam devait se contenter de Jérusalem et de ses environs immédiats), ce qui réalisait la malédiction contre Salomon (1Rois 11,31-32). De plus, cet "exil" hors de la Ioudaïa accomplissait certaines prophéties, essentiellement Zacharie 6,8 (“ceux qui se réfugient vers le pays du nord vont faire descendre mon esprit dans le pays du nord”) et Isaïe 7,17 (“au jour où Efra‘im se retira de Juda”). Certes, le groupe des exilés pouvait difficilement faire référence à "Epfra‘im" à cause de la connotation négative attachée à ce nom (c’est la Samarie) ; l’auto-désignation qui s’imposa fut celle de “l’alliance renouvelée au pays de Damas”, comme on le lit dans le Document de Damas (voir 1.3.1.6 et note 188). Le cadre de l’action de Yosé ben Yo‘ezer se dessine ainsi parfaitement.
1.3.1.3 Vie et mort du "More Sedeq", fondateur de la "secte"
“Le profil du More Zedeq est donc celui d’un prêtre de très haut rang, en poste au Temple, acteur et témoin direct des bouleversements qui s’y produisent au départ d’Onias III pour Antioche et dans les quelques semaines qui voient le coup d’Etat de Jason”[9].
A partir de la rupture de 176 et de la retraite à Sérada, les événements vont se succéder – ainsi d’ailleurs que les Grands Prêtres infidèles. Le Premier livre des Maccabées ne précise pas à l’appel de qui les Asidaïoï /hasidim quittèrent Jérusalem ; on lit en tout cas en 1M 2,29 que
“soucieux de justice (dikaïosunè, sèdèq) et d’équité (krima), [ils] descendirent[10] au désert pour y résider”.
Notons que le texte télescope les années car c’est seulement en 167 que le clan de Mattathias décide de prendre les armes (1M 2,35-41).
Entre-temps, Ménélas et Jason, tous deux partisans de l’hellénisme, se disputent la Grande Prêtrise[11] : le premier, qui fait assassiner l’ancien Grand Prêtre Onias III, est imposé à Jérusalem par Antiochus IV Epiphane en 169, au milieu de massacres (2M 5,11-14). Cependant, son successeur Antiochus V Eupator le fera déporter et décapiter à Béroé en 162 (Ant. jud. 12-16). Cela ouvre la voie à Alcime (Alkimos /Yaqim), qui intriguait depuis longtemps à Damas.
La
guerre menée par Judas Maccabée va rallier
“les
fameux bogdim [les traîtres dont parle le CD
et le pešer d’Hab.] qui désertèrent le
camp intransigeant du More Zedeq”[12] ;
ce dernier, très sceptique quant à une pure action humaine et guerrière, considérait en effet Judas comme un homme de l’illusion[13] et préférait tout attendre d’une intervention directe de Dieu.
“Alors se joignit à eux [les Maccabées] le rassemblement des Assidéens, vaillants soldats d’entre Israël et voués à la Loi” (1M 2,42 – trad. J. GENOT).
Fort de ces troupes, Judas gagne des batailles mais est réalistement obligé de négocier avec les parties en présence. “Tout se passe comme si Judas, écrit Jacqueline GENOT, ne s’était assigné comme but que l’abolition du culte païen et le recouvrement de l’autonomie religieuse, laissant au Séleucide la tutelle administrative”[14].
Alcime arrive en 162 dans les bagages de l’armée syrienne :
“Parmi les Israélites, les premiers à solliciter la paix étaient les Assidéens. Ils disaient en effet : « C’est un prêtre de la race d’Aaron [Alcime] qui est venu avec les troupes, il ne commettra pas d’injustice envers nous ». Il leur tint des discours pacifiques et leur assura avec serment : « Nous ne chercherons à vous faire aucun mal, pas plus qu’à vos amis ». Ils le crurent, et pourtant il fit appréhender soixante d’entre eux et les fit périr en un seul jour.
Bakkhidès [le général gréco-syrien] partit de Jérusalem et dressa le camp à Bethzeth. Il envoya arrêter de nombreux hommes qui s’étaient ralliés à lui, ainsi que quelques-uns du peuple. Il les égorgea et les jeta dans un grand puits. Il remit la province à Alcime et laissa avec lui une armée pour le soutenir” (1M 7,13-16.19-20).
Dorénavant,
Alcime n’aura de cesse de se débarrasser de ses deux
ennemis : Judas Maccabée (2M 14,10), que Bakkhidès
finira par tuer (1M 9,14-18) et… Yosé
ben Yo‘ezer. Quoique de la caste sacerdotale,
Alcime passait aux yeux de beaucoup pour indigne du culte, et cela ne
semble pas être dû simplement à sa complicité
avec l’hellénisation : selon 2M 14,7, il se serait
“volontairement souillé”[15].
C’est alors que ben Yo‘ezer, lui-même de la caste
sacerdotale, lui aurait envoyé l’avertissement solennel
(la tokahah[16]) :
.“C’est
vraisemblablement après [l’écrasement de Judas en
159 et], après le retour d’Alcimos et la négociation
de Jérusalem que doit se situer l’affaire de la tokhahat
adressée par la More Zedeq
au Grand Prêtre, qui consacrait de fait la rupture de l’unité
religieuse et constituait objectivement un schisme”[17].
Cet avertissement décisif, qui ne fut évidemment pas reçu positivement par Alcime, sonnait comme une déclaration de guerre : à partir de ce moment, le Maître de Justice entreprit un "tenant-lieu" de culte, axé sur le Yom ha-kipurim comme on s’en doute… mais selon un calendrier légèrement différent de celui du Temple, sans doute pour mieux faire correspondre la liturgie terrestre avec celle du ciel – c’est-à-dire des astres et surtout du soleil[18]. C’était réaliser une rupture radicale ; à vue humaine, ce schisme équivalait à un suicide, surtout depuis qu’Alcime en avait fini avec Judas Maccabée.
Le
jour même où Yosé
ben Yo‘ezer célébrait son Yom kipurim,
en septembre 159, il fut capturé. Aux yeux de ses partisans,
cette action commise par le Grand Prêtre de Jérusalem
tenu pour illégitime constituait la suprême impiété :
c’est lui que le pešer d’Habacuc surnomma
le "prêtre impie" (kohen ha-Raša‘
ou le Grand Prêtre du Mal) :
“[Il s’agit
du] kohen ha-Raša‘ qui poursuivit le More
Zedeq pour
l’anéantir en sa colère enflammée, dans sa
maison d’exil, et en période de temps consacré
(mo‘ed), le jour des expiations (yom ha-kipurim),
il leur parut pour les anéantir (Le More et ses
disciples) et les contraindre à la faute le jour de jeûne
et du šabat de leur repos sacré” (pHab
11,4-8)[19].
Traduit devant le tribunal du Beth ha-mišpât, ben Yo‘ezer fut condamné aux châtiments prévus pour le violeur du temps sacré, l’incestueux, le rebelle, et le meurtrier ; ainsi, son exécution devait frapper les esprits puisqu’elle combinait les quatre manières de mettre à mort correspondant aux quatre accusations : il fut lapidé, brûlé, étranglé et décapité, et de surcroît crucifié si l’on en croit la description laissée par le Midraš Raba en un long passage trop peu connu (Berešit 65,22) qui rend compte assez fidèlement de cet événement inouï[20]. Le comble est qu’Alcime, le principal responsable de cette décision et de son exécution, n’était sans doute plus là pour les voir : il dut mourir de maladie dans l’été 159, “Dieu accumulant sur lui son abjection et la douleur” (pHab 11,15).
“Le
procès de More Zedeq
Yosé ben Yo‘ezer s’inscrivait peut-être dans
la perspective plus large de la lutte contre ses partisans, les
Bœthusiens”[21].
.C’est
ce qu’il reste à regarder.
1.3.1.4 La vaste postérité de Yosef ben Yo‘ezer
Qu’ils aient été appelés ’is fyîm ou bayethosim – d’après le prénom hébreu ou le patronyme grec du More Sèdèq –, ou qu’ils se soient eux-mêmes appelés ebiônim (les pauvres, comme en pHab 12,3.10), les "sectateurs" de ben Yo‘ezer ont duré dix-sept ans en tant que groupe structuré et unique, jusqu’en 159 avant notre ère. Mais leur rayonnement ne s’arrêta pas à cette date, au contraire ; ceux qui crurent faire un exemple avec les cinq morts affligées à ben Yo‘ezer ne firent qu’exacerber les passions (une exécution plus discrète eût été plus adroite). Les disciples, dispersés dans une multitude des groupes ou d’associations de vie, se chargèrent de diffuser sa pensée, surtout en ce qu’elle était opposée au pouvoir en place.
Deux courants divergents en naîtront, avec au même point de départ la “croyance en la résurrection” et la conviction que “tout le mal vient de l’initiative humaine”[22]. En simplifiant, on pourrait parler de deux courants divergents, les "réalistes" et les "utopistes".
Tout
en gardant une distance par rapport au Temple et à ses
sacrifices, les premiers assumèrent l’héritage de
Séradah
en plaçant la Loi au-dessus de tout : ce sont les
ancêtres des Pharisiens. Quant au courant beaucoup plus
populaire des "utopistes" – nommé ici
"essénisme" d’une manière impropre qui
peut amener de nombreuses incompréhensions –, il
s’opposa définitivement au sacerdoce du Temple,
attendant la disparition de celui-ci, voire du Temple lui-même,
de sorte que Dieu puisse susciter un nouveau sacerdoce et
éventuellement un nouveau Temple aussi – le troisième
et ultime. Nous reviendrons longuement sur cette idéologie et
sur son devenir[23].
Déjà à Séradah,
l’atmosphère était très eschatologique :
.“La retraite de fidèles
à l’alliance, repliés au « Pays de
Damas » sous l’autorité du More ha-Yahid,
prend donc la forme d’un contre-gouvernement, d’une
anti-Grande Prêtrise avec ses institutions propres, sa
véritable législation d’exception ou de
circonstance qui devra durer au long des quarante années
prévues de la « période du mal »”
(p.256).
C’est ce qui expliqua l’attitude apparemment suicidaire (et en tout cas dédaigneuse) de ben Yo‘ezer face à Alcime : il lui semblait que Dieu allait intervenir.
Une telle attente de l’intervention de Dieu forme le cœur du messianisme qui va se diffuser dans les diverses communautés juives à la suite de la dispersion des partisans du More Sèdèq et de l’accueil qui leur est réservé. En effet, le sentiment messianiste part de la vision du "temps actuel" comme étant l’époque du mal (qes ha-riš‘a) précédant la venue du Messie, et y associe (déjà) l’idée d’un "retour" (ou d’une reconquête) du Pays occupé par des impies :
“C’est là l’organisation de la société des camps (mošav ha-mahanot) pour toute la durée de l’époque du mal [lacune dans le texte[24]] ceux qui n’adhéreront pas à ces règles ne réussiront pas à retourner au Pays à l’avènement final de l’oint d’Aaron et d’Israël” (CD 13,20-22 – trad. J. GENOT)[25].
Ces objectifs, il revient précisément au Messie de Dieu de les accomplir et c’est à lui – et à travers lui à Dieu – qu’il revient aussi d’instaurer un nouveau sacerdoce.
1.3.1.5 L’attente eschatologique des "deux Messies"
Cela
fait deux objectifs. D’où la nécessité
apparente de deux Messies,
selon la double typologie de Moïse, le chef politique, et de son
frère Aaron, le type du Grand Prêtre (une typologie
qu’énoncent implicitement certains textes trouvés
à Qumrân).
[...]
On se demandera en temps utile à la suite de quoi les deux figures messianiques ont fusionné en une seule et quelles sont les modifications qui furent apportées alors aux textes messianistes[26] ; ce qui importe ici – et c’est fondamental – est de saisir que c’est Dieu qui agira à travers Son ou Ses Messies.
Tous les traits de base du messianisme sont là. Par la suite, ils ont convergé et se sont développés dans l’image du Roi guerrier impitoyable et conquérant la terre entière ; la Royauté de David est alors prise pour l’image du Royaume universel à venir : le Oint de Dieu étendra sa domination sur le monde et rougira la terre du sang des impies, pour reprendre une image haute en couleurs[27]. Ce messianisme radical, on le verra, prendra pleinement forme à la suite d’une réinterprétation fondamentale de la Révélation judéochrétienne.
Précisons un dernier point : Dieu n’invite pas les "croyants" à exterminer les infidèles à l’avance et à Sa place (ou à celle de son Messie). Du moins, en principe. Mais, en pratique, Dieu et Son plan ne doivent-ils pas être aidés[28] ?
1.3.1.6 Excursus : Les fausses lectures ayant conduit au mythe du retour à venir du fondateur de la "secte"
[1] GENOT-BISMUTH
Jacqueline, Le scénario de Damas. Jérusalem
Hellénisée et les origines de l’Essénisme,
Paris, de Guibert, 1992. Il faut également regarder le
Siracide, auquel se réfèrent plusieurs fois le
Nouveau Testament (Mt et Jc) et plusieurs écrits rabbiniques,
car ce livre et le Document de Damas “parlent un même
langage” ; ils
“sont contemporains à
quelques décennies près, même si à
l’évidence leurs analyses et leurs options parfois
divergent” (p.197).
[2] “L’Alliance de Damas” [= le CD] serait donc, sinon de la main, au moins de la voix du maître inspiré” sauf évidemment les passages qui expriment ”le désarroi consécutif à l’exécution de More Zedeq” (p.263) “rédaction à chaud de l’Alliance de Damas dans l’été 162” (p.265)
[3] Ce pešer Habakuk, exposant les démêlés avec Alcime et la mort du "Maître de Justice", daterait, lui, d’après 162 (p.262)
[4] Le scénario…, p.318.
[5] Il s’agissait d’interdire l’importation de verre fabriqué en Phénicie et de protéger les artisans du Temple (Le scénario…, p.356). Le Talmud babli mentionne également “Yosé /Yosi ben Yo‘ezer, le prêtre de Zerada” (Eduyot 8,4 – cité p.357-358). De même, il est appelé Iš Zerada dans la version b des Avot de Rabi Natan (1,5 – cités p.313).
[6] Avot de Rabi Natan, version b 1,5 et version a 5, Le scénario…, p.313.310.
[7] Cf. JAUBERT Annie, La date de la Cène. Calendrier biblique et liturgie chrétienne, Paris, Gabalda, 1957, p.22.40. Cf. Le scénario…, p.340-342.
[8] Le scénario…, p.425.
[9] Le scénario…, p.259.
[10] S’ils descendent au désert (verbe katabaïnô), ils viennent bien de Jérusalem pour la majorité d’entre eux.
[11] Ils forment la figure de l’homme de l’oppression (Iš ha-lazon, typologie inspirée d’Isaïe 28,13), surtout Ménélas.
[12] Le scénario…, p.264.
[13] Iš ha-kazav, l’homme de l’illusion du CD et du pešer d’Hab. La traduction des Ecrits intertestamentaires… (DUPONT-SOMMER) rend kazav par mensonge conformément au sens biblique premier, mais la traduction homme de mensonge écarte a priori tout rapprochement avec Judas Maccabée et sa sincérité
[14] Le scénario…, p.211.
[15] Un recoupement complexe de sources permet de penser qu’il n’avait pas respecté les huit jours de mise à l’écart que le Grand Prêtre doit observer entre le jour de l’an et le jour important entre tous, celui du Yom ha-kipurim (cf. Le scénario…, p.220-221).
[16] C’est
ainsi qu’il faut rendre ce terme de tokahah,
essentiel au passage du pHab 5,10 (cf. Le scénario…,
p.278).
. Si
on le traduit à la manière des Ecrits
intertestamentaires… (p.345) par “châtiment
du Maître de Justice”, on ne comprend plus rien au
passage qui parle aussi du Iš ha-kazav (Judas). En
effet, ce n’est pas ce dernier mais le kohen ha-Raša‘
que le pešer d’Habacuc accuse d’avoir tué
le More Sèdèq.
Il ne peut donc être question là de "châtiment".
Le texte devient compréhensible quand on sait que le Beth
av-Šalom est le parti de ceux qui voulaient la paix à
tout prix et avaient négocié aussi bien avec Judas
qu’avec Alcime :
.“L’explication
de ceci concerne la Maison du Père de la Paix et les
membres de leur conseil, qui se turent lors de la tokahah
[adressée par le Maître de Justice] et qui n’aidèrent
pas celui-ci contre l’homme de l’illusion qui avait
méprisé la Loi au sein même de toute leur
con[grégation]” (11Q pHab 5,9-10).
[17] Le scénario…, p.290.
[18] Le scénario…, p.354. Le "calendrier des Bœthusiens" n’est autre que celui que Yosé ben Yo‘ezer avait mis au point et commencé à appliquer, cf. note 162.
[19] Le
scénario…, p.277. La traduction des Ecrits
intertestamentaires… de ce passage de pHab 11,4-8
est semblable, sauf pour le sujet de “paraître pour les
anéantir” : au lieu du "prêtre impie",
DUPONT-SOMMER
imagine qu’il s’agit du "maître de justice"
revenant comme Juge au Jour du Jugement ! Faisant un parallèle
avec “la figure de l’Elu dans les « Paraboles
d’Hénoch »”, il commente en bas de
page :
.“Cette
représentation de l’Elu de Dieu, auguste martyr devenu,
après sa mort, le souverain juge du monde, donne à ce
passage sa pleine signification” (p.351).
. La
question est : quelles raisons personnelles l’ont poussé
à imaginer que le personnage du "Maître de
Justice" est attendu au Jour du Jugement – par une secte
qui aurait duré deux siècles et jusqu’au temps
de Jésus –?
[20] Il commence par “Yaqim /Alkimos… était le fils de la sœur de Yosé ben Yo‘ezer, le prêtre de Z1erada” (cité par J. GENOT, Le scénario…, p.324-325) ; ce doit être une erreur due à l’ancienneté des souvenirs, que de faire d’Alcime un neveu de ben Yo‘ezer ; mais tout est possible dans le petit monde du sacerdoce du Temple.
[21] Le scénario…, p.329.
[22] “C’était sans doute déjà le fond commun qui avait réuni, explique Jacqueline GENOT, bien avant la dramatique rupture [avec le Temple], Hasidim ayant suivi le More Zedeq et Hasidim bogdim l’ayant déserté… C’est sans doute le drame du martyre de Yosé ben Yo‘ezer… qui fut à l’origine d’une fracture définitive qui fera que du tronc commun du h1assidisme des 3e-2e siècles sortiront finalement deux rameaux incompatibles : le pharisaïsme et l’essénisme” (Le scénario…, p.298.386.409).
[23] En particulier dans la deuxième partie.
[24] Le texte est
lacunaire, comme l’indique la traduction des Ecrits
intertestamentaires (p.177) :
“Et voici <la
règle> relative à la constitution des camps pour
tout [le temps de l’impiété (qes
ha-riš‘a) ; et ceux qui ne
persévéreront pas dans c]es ordonnances ne réussiront
pas à habiter dans le pays [quand viendra le Messie d’Aaron
et d’Israël à la fin des jours]”(CD
13,20-22).
. Cependant,
les deux lacunes du passage peuvent être comblées sans
erreur par un jeu de "copier-coller", du fait que le texte
est très répétitif, du fait que l’espace
manquant est connu, et surtout grâce à la comparaison
avec deux autres passages que voici :
.“Et
voici la règle relative à la constitution des camps.
Ceux qui marcheront en ces (ordonnances) durant le temps de
l’impiété jusqu’à l’avènement
de l’Oint d’Aaron et d’Israël…”
(CD 12,22-23 – Ecrits intertestamentaires…,
p.175).
.“Voici
la teneur exacte des ordonnances (mišpatim)
[par] lesquelles [on jugera durant le temps de l’impiété,
jusqu’à ce que se lève l’Oin]t d’Aaron
et d’Israël et qu’il expie leur iniquité”
(CD 14,19 – Ecrits intertestamentaires…,
p.179).
[25] GENOT-BISMUTH Jacqueline, Le scénario de Damas…, p.258.
[26] La question sera abordée en 1.4.2.1.1 et 1.7 \2° [note : il est normal que des modifications – souvent des compléments –soient apportées aux textes messianistes/eschatologiques : plus le temps passe, plus on se rapproche de la fin, et donc il faut que soient intégrés dans le texte les événements récents qui précisent et annoncent quelle sera cette fin. A la différence des lecteurs gréco-romains, le lecteur messianiste n’est pas intéressé par des textes définitivement fixés ; au contraire, il attend d’être au courant des derniers développements du futur, si l’on peut dire].
[27] On trouve cette image par exemple dans le Targum Jonathan sur Gn 49,10-11 – cf. 2.3.3.1.
[28] Un
rapprochement s’impose ici avec le curieux titre coranique de
“secoureurs de Dieu” (ans1aru
Llahi, s.3,52 || s.61,14), d’autant
plus que le verbe de la même racine apparaît dans des
versets sans ambiguïté tels que :
.“émigrés
(muhâjrûn) ... qui portent secours à
(yansurûna,
aidant) Allah ainsi qu’à son messager”(s.59,8).