Les
Capitulations
de
‘Umar (al-shurût
al-‘umariyya)
présentées
par le maître du soufisme, Ibn ‘Arabî
NOTE :
Les soufis ont la réputation d’être ouverts aux juifs et aux chrétiens, à la différence d’autres courants (plus orthodoxes) de l’islam. Qu’en est-il ? Un volume complet de la collection Studia Arabica est venu compléter l’étude sur Ibn ‘Arabî reproduite ici : Les maîtres soufis et les « peuples du livre », par Ephraïm Herrera, édition de Paris, 2015, 586 pages.
En voici la page de couverture :
“Le soufisme se présente comme l’aspect ésotérique de l’islam.
_ Disséminé sur les cinq continents, les soufis représentent aujourd’hui 70-90 millions de musulmans. Les spécialistes de l’islam et les médias présentent le plus fréquemment le soufisme comme étant plus tolérant et pacifique.
_ En réalité, la plupart des grands maître soufis ont explicitement prôné le petit jihâd, le jihâd belliqueux classique, appelant expressément les dirigeants musulmans à accomplir régulièrement ce devoir religieux dans le but d’imposer l’islam au monde entier. Jamais dans leurs ouvrages le jihâd des cœurs ne remplace le jihâd guerrier, qui est perçu au contraire comme une cristallisation du jihâd des cœurs et la preuve de sa sincérité. Nombre d'entre eux ont d’ailleurs personnellement participé au jihâd guerrier, tant défensif qu’offensif.
_ Les résultats de la recherche de E. Herrera sont surprenants : ils dévoilent l’aspect fondamentalement intolérant de l’immense majorité des grands maîtres du soufisme et de leurs disciples. Tant les doctrines chrétiennes et juives que les personnes y sont décrites d’une manière catégoriquement négative.
_ Une nouvelle image, étayée par des centaines de sources, rapportés en français, pose les bases d’un nouveau débat sur le soufisme, débat qui devra désormais tenir compte de ces références qui renversent les idées reçues.”
extrait de :
SCATTOLIN
Giuseppe, Soufisme et Loi dans
l’Islam : |
— Au nom de Dieu, le maître du soufisme, Ibn ‘Arabî, reproche à Kaykâ’ûs I, prince de Konya en Anatolie (1211 – 1220), de relâcher l’oppression des chrétiens —
“ Ô toi [le prince], Dieu t’a donné ses bienfaits et Il t’a placé comme son lieutenant : tu es en fait lieutenant (nâ’ib) de Dieu devant ses créatures, tu es sa vaste ombre (zill) sur sa terre. Fais donc justice en faveur de ceux qui subissent l’injustice, et contre ceux qui agissent injustement. Ne te laisse pas tromper par le fait que Dieu t’a donné le pouvoir et qu’Il a placé le pays sous ta domination, si, depuis, tu continues à agir contre Lui, en commettant l’injustice et en transgressant ses prohibitions (hudûd).
La tolérance qu’Il montre à ton égard, en te gardant à ta place [de pouvoir], n’est qu’un renvoi [de son jugement], et ce n’est pas un signe de négligence [de la part de Dieu]. En effet, entre toi et [le moment où] tu connaîtras [le résultat de] tes actions, il ne reste [qu’un pas] : que tu franchis au moment fixé [de ta mort], lorsque tu descends aux demeures où tes pères sont allés avant toi. Ne sois pas, donc, d’entre ceux qui regretteront [leurs actions] à ce moment-là : parce que le fait d’avoir des regrets, alors, n’aura pas d’utilité.
Ô toi [le prince], sache que d’entre les faits les plus graves et les plus honteux qui sont arrivés à l’Islam et aux musulmans [dans ces temps] – même s’il a peu de gens qui s’en inquiètent ! – il y a : l’élévation [du son] des cloches [des églises], les manifestations publiques de la mécréance (kufr), les privilèges donnés à l’associationnisme (shirk) dans ton pays, et l’abolition des capitulations (shurût) établies par le prince des croyants ‘Umar b. al-Khattâb – que Dieu soit satisfait de lui ! – en ce qui concerne les ‘gens protégés’ (ahl al-dhimma). En particulier :
“Ils [les
chrétiens] ne bâtiront pas de nouvelle église, ni
de couvents ni de cellules ni d’ermitages dans leurs villes ou
dans les territoires avoisinants. Ils ne renouvelleront pas [ces
lieux], de sorte qu’il faut les laisser tomber en ruine ;
il n’empêcheront pas les musulmans [d’utiliser]
leurs églises, de telle façon que ceux-ci [les
musulmans] puissent y séjourner pendant trois nuits et ils
[les chrétiens] leur fourniront la nourriture. Ils [les
chrétiens] ne donneront pas l’hospitalité à
des espions, et ils ne cacheront aux musulmans aucun genre de
conspiration [qu’il y ait] contre eux ; ils n’enseigneront
pas le Coran à leurs fils ; ils ne manifesteront pas leur
associationnisme (shirk) ;
ils n’empêcheront pas leurs proches d’embrasser
l’Islam, s’ils le désirent.
Ils
montreront du respect aux musulmans, et ils se lèveront de
leurs sièges quand ceux-ci [les musulmans] voudront s’y
asseoir ; ils ne se feront semblables aux musulmans en rien de
ce qui concerne le vêtement, le chapeau, le turban, les
sandales et la coiffure ; il ne prendront ni les noms ni les
titres des musulmans.
Ils [les chrétiens] ne
chevaucheront pas sur la selle, ils ne porteront pas d’épée
à la ceinture, et ils ne posséderont pas d’autre
genre d’armes ; ils n’utiliseront pas les lettres
arabes dans leurs sceaux, et il ne vendront pas de boisson
alcoolisées ; ils couperont la partie antérieure
de leur chevelure (sur le front), ils garderont partout leur façon
de s’habiller, et ils porteront aussi une ceinture (zunnâr)
autour de la taille.
Ils [les chrétiens]
n’exhiberont ni leurs croix ni leur livres dans les rues
parcourues par les musulmans ; ils n’enterreront pas leurs
morts à coté des morts musulmans, ils ne feront sonner
leurs cloches que très doucement, ils n’élèveront
pas la voix en lisant dans leurs églises, qui sont proches des
musulmans.
Ils [les chrétiens] ne feront pas de
tours [en procession], ils n’élèveront pas la
voix en accompagnant leurs morts [aux funérailles] et ils
n’allumeront pas de feu [des bougies] en faisant cela. Ils
n’achèteront pas les esclaves qui ont étés
destinés aux musulmans.
Au cas où ils
transgresseront une quelconque de ces capitulations (shurût)
qui leur sont imposées, ils [les chrétiens] n’auront
plus de droit de protection (dhimma),
et dans ce cas-là il sera licite aux musulmans de les traiter
comme des gens rebelles et séditieux”.
Ceci est le texte [des capitulations] écrit par ‘Umar b. al-Khattâb – que Dieu soit satisfait de lui !
En outre, il est aussi une tradition authentique de l’Envoyé de Dieu – que Dieu lui donne sa bénédiction et sa paix ! – selon laquelle il a dit : ‘On ne bâtira pas d’église en Islam, et on ne renouvellera aucune église qui tombe en ruine’. Réfléchis, donc, bien à mon écrit, et tu vas avoir – avec la permission de Dieu – le juste guide pour te comporter selon ce que les circonstances demandent. Et paix [avec toi].”
Ici se termine le texte de la recommandation d’Ibn ‘Arabî, qui est suivi par un poème qu’il écrivit en l’honneur du prince seldjoukide…
Le texte d’Ibn ‘Arabî est une version partiellement abrégée, et avec des variantes mineures, d’un original arabe de ce qu’on appelle les ‘Capitulations de ‘Umar’ (al-shurût al-‘umariyya)…
Il faut bien remarquer, dans tous cas, que ces capitulations, qu’on appelle aussi le pacte de ‘Umar (mîthâq ‘Umar), indiquent une attitude plus dure à l’égard des minorités non-musulmanes, que les capitulations que le Prophète Muhammad lui-même stipula avec les non-musulmans dans ce qu’on appelle la ‘Constitution médinoise’.
Beaucoup de chercheurs, toutefois, ont mis en doute l’authenticité des ‘Capitulations de ‘Umar’. Ce texte ne serait en effet qu’un apocryphe tardif, écrit peut-être dans la seconde moitié du règne Omeyyade, quand la politique envers les minorités non-musulmanes, et spécialement chrétiennes, devint plus rigoureuse.
Mais ce qui est important dans le contexte présent, c’est le fait que la tradition musulmane accepta ces ‘Capitulations’ comme authentiques, et ainsi elles devinrent une référence majeure pour la législation islamique postérieure. Par conséquent, tout gouverneur musulman qui voulait traiter les ‘sujets protégés’ (ahl al-dhimma) en accord avec la loi islamique, faisait automatiquement référence à ce texte…
Il faut aussi rappeler que, dans le siècle suivant, une autre figure éminente, le penseur musulman Taqyî al-Dîn Ibn Taymiyya (m. 728/1238) – dont la rigueur dans l’interprétation de la loi islamique était célèbre – fera référence, lui aussi, aux ‘Capitulations de ‘Umar’ (al-shurût al-‘umariyya) comme à un texte juridique fondamental pour la direction de la politique musulmane envers les ‘sujets protégés’ (ahl al-dhimma).
Même de nos jours, ces ‘Capitulations’ demeurent une référence majeure pour les gouvernements de plusieurs pays qui se proclament ‘islamiques’, tels que l’Arabie Saoudite, le Soudan, le Pakistan etc. En outre, beaucoup de mouvements islamistes contemporains, que l’on peut qualifier d’‘intégristes’ ou de ‘radicaux’, à cause de leurs projets de restauration intégrale de la loi islamique (sharî‘a), demandent que tout gouvernement qui se veut ‘vraiment musulman’, applique à la lettre, toutes ces ‘Capitulations’ dans ses relations avec les non-musulmans ; il s’agit, en effet, de la même demande qu’Ibn ‘Arabî faisait à son ami, le prince de Konya.
Il est donc évident, que ces ‘Capitulations de ‘Umar’ ont joué, et continuent toujours à jouer un rôle majeur dans l’histoire juridique et politique de l’Islam, au niveau des théories aussi bien que des pratiques. Il ne faudrait pas oublier, en effet, que l’Islam n’est pas une ‘religion’ au sens ‘occidental’ du terme, c’est à dire un fait privé, mais il est aussi et toujours un système juridique et politique. Toutes ces dimensions (religieuse, juridique et politique) sont contenues dans le mot sharî‘a, ‘loi divine’ : une loi qui concerne tous les aspects de la vie des musulmans, tant par rapport à leur foi que par rapport à leur façon d’agir. L’Islam, en fait, s’est toujours présenté comme ‘religion et politique’ (dîn wa-dawla) en même temps : c’est-à-dire, comme une ‘religion globale et intégrale’, qui veut embrasser et régler tous les aspects de la vie humaine…
En tout cas, quand on parle de la soi-disant ‘tolérance islamique’ à l’égard des non-musulmans, il ne faudrait jamais oublier que cette tolérance était entendue et pratiquée dans le cadre de ces ‘Capitulations’ qui, comme on vient de le voir, étaient assez peu ‘tolérantes’, et qui comportaient, au contraire, beaucoup de discriminations haineuses au regard des non-musulmans. En outre, les modalités concrètes d’actualisation de ces ‘shurût’ changeaient beaucoup, selon les circonstances historiques, et parfois selon …les humeurs et les intérêts de chaque gouverneur. On ne peut pas donc affirmer qu’il n’y ait eu en Islam une ‘praxis’ fixe et uniforme dans les relations avec les ‘sujets protégés’ : elle a toujours changé dans le temps et l’espace. Toutefois, il faut reconnaître que les ‘Capitulations de ‘Umar’ ont toujours représenté une référence majeure : elles représentaient le ‘modèle idéal’ duquel tout gouverneur qui voulait être, ou quand même paraître, ‘vraiment musulman’, devait inspirer sa conduite.