Les mentions de Muḥammad
dans le Coran :
des
années perdues depuis 1949 ?
Histoire d’une recherche
Edouard M. Gallez
Version
mise à jour de la contribution au colloque „Die
historischen Geburtswehen des
Islams und der Ursprung des
Korans“ organisé par l’Institut pour la
recherche sur l’histoire
de l’islam naissant et le
Coran, Mayence, mai 2019, in Groß Markus & Kerr Robert M.
dir.,
Inârah 10 ‒ Die Entstehung
einer Weltreligion VI, Schiller & Mücke, 2020, p.
295-333
*************************
En 1949, Régis Blachère publiait sa traduction annotée du Coran en français. En particulier trois passages et leurs notes ouvraient les perspectives d’une islamologie renouvelée.
En Q. 61:6, il donnait en parallèle les deux versions de ce
verset curieusement long :
● celle de la version
standard que tout le monde connaît et qui fait annoncer par
Jésus un « apôtre [ rasul, messager ]
qui viendra après moi, dont le nom sera Aḥmad
»,
● et la version dite de Ubayy où
Jésus annonce « un prophète [ nabī
] dont la communauté sera la dernière communauté
et par lequel Allah mettra le sceau aux prophètes et aux
apôtres » (Blachère, p. 593).
En note, il soulignait la différence radicale existant entre les deux versions mais sans proposer d’explication. En toute logique, il aurait pu s’interroger également sur les 4 mentions autres et équivalentes de « muḥammad » dans le texte coranique (Q. 3:144, 33:40, 47:2, 48:29). Il ne le fait pas mais il annote deux autres passages : Q. 5:66b et Q. 6:91c, qui sont très significatifs par rapport au cadre historique et textuel.
Blachère n’a pas laissé d’écrit confrontant ces trois versets. C’est ce que nous ferons, à l’intérieur de notre exposé dont voici le plan :
1- Approches préalables nécessaires . 2
2- Strates originelles : Q. 61:6 et lexique de lecture . 8
3- Q. 47:2 Qui sont les “bons” et les “mauvais” juifs ? . 13
4- Q. 3:144 ‒ Clore des contestations et des rêveries . 15
5- Q. 33:40 ‒ Contre une revendication de prophétisme . 20
6- Q. 48:29 ‒ Un patchwork de théologie islamique . 23
7- Conclusion : nouvelle lecture du Coran et obstacles à surmonter . 25
En 1999, Antoine Moussali, grand connaisseur du Coran et de la langue arabe[1] , comprit peu à peu comment et pourquoi TOUTES les mentions de muḥammad (4 + aḥmad ) font partie d’interpolations au texte coranique. Le sujet était très sensible ; il l’est toujours.
Cependant, on ne pouvait aborder un tel sujet sans le situer d’abord dans le cadre général d’une approche historico-critique des origines réelles de l’islam. Aujourd’hui, tous les chercheurs sérieux savent que ces origines ne se situent ni à La Mecque ni dans le Hijāz, et que la figure du « Prophète de l’islam » est une fabrication. Ces approches formaient un préalable. Ainsi, c’est seulement en 2005 que les cinq mentions du nom du Prophète de l’islam dans le Coran ont été expliquées comme interpolations, à l’intérieur de la synthèse en deux tomes (1 100 pages), écrite par l’auteur de cet article (Le messie et son prophète).
Entretemps, le Père Antoine Moussali, était décédé († 2003).
Parmi les préalables, il avait fallu résoudre la contradiction apparente entre les versets Q. 5:51 et Q. 5:82 : le premier (5:51) enseigne le rejet de ceux qui sont désignés par le terme de naṣāra , alors que le second dit qu’ils sont les plus proches des croyants. Dès 199 2 [2] , Antoine Moussali montra que ce terme ne désignait originellement pas les chrétiens. Et la contradiction disparaît.
En effet, pour une raison rythmique évidente à l’audition d’un connaisseur, la mention « et les nazaréens » ( wa n-naṣāra ) après celle des « juifs » ( Yahūd ) apparaît comme une perturbation : ceux qui sont rejetés en 5:51 sont seulement les Yahūd . Le texte redevient évident. A. Moussali comprit très vite que toutes les mentions de ce type sont également des interpolations[3] .
Cependant, l’approche ne pouvait pas être seulement technique. Par exemple, si l’on sait que les origines de l’islam sont à replacer dans le nord de l’Arabie[4] , il faut comprendre encore pourquoi elles ont été déplacées. Et ici, on touche à la dimension théo- logique de l’islam et du Coran, même si cette logique ne saute pas aux yeux à première vue. Prendre en compte cette dimension, ou en tout cas commencer de le faire, faisait partie des préalables de la recherche.
Dès les années 1830, le rabbin réformateur Abraham Geiger (1810-1874) (Was hat Mohammed aus dem Judenthume aufgenommen?, 1833), puis ses successeurs juifs au XIXe, avaient mis en lumière des rapprochements théologiques indéniables entre le judaïsme et l’islam ; mais ces rapprochements ne pouvaient pas s’expliquer de manière rationnelle.
Bien sûr, on a tenté aussi de rapprocher l’islam du christianisme, ou d’un certain christianisme, comme ce fut l’idée notamment de Günter Lüling (1928-2014) à partir des années 70. Il fut un des premiers à oser une analyse textuelle du Coran en particulier en ses aspects hymniques ( Über den Ur-Qur'an. Ansätze zur Rekonstruktion vorislamischer christlicher Strophenlieder im Qur'an, 1974 − en anglais réédition Inde, 2003).
Evidemment, c’était enfreindre un tabou que d’appliquer une méthode historico-critique au texte coranique, et sa carrière académique en fut entravée. Ensuite, Christoph Luxenberg (pseud.) précisa quel était le substrat syro-araméen du Coran, ouvrant des perspectives historiques solidement fondées. Elles étaient bien nécessaires.
Jusqu’alors en effet, l’espérance de découvrir un « christianisme originel » ( Ur-Christentum ) à travers l’étude du texte coranique fonctionnait comme un apriori, et cet apriori découlait de la croyance, encore largement répandue, selon laquelle le christianisme aurait été fabriqué au Concile de Nicée (325). De là est née la croyance en un « christianisme pré-nicéen » (sans la foi en la divinité du Christ) opposable à un « christianisme post-nicéen » (qui l’aurait fabriquée).
Cette vision des origines du christianisme (vu seulement à travers le christianisme grec) renvoie parfois plus loin en arrière, à l’apôtre Paul ; là on oppose un christianisme « avant Paul » et un « christianisme paulinien » qui se démarquerait du l’héritage hébraïque (et qui aurait lui aussi fabriqué la divinité du Christ) alors que Paul est un fils de pharisien ! Dans tous les cas, il s’agit toujours de trouver des concepts qui permettraient d’opposer une « orthodoxie » chrétienne à quelque chose qui serait évidemment antérieur et originel ‒ et cela dans le but d’expliquer la christologie coranique.
Certes, la fréquentation de l’univers rabbinique pourrait suggérer de tels a priori : le rabbinisme se présente en effet comme étant le “judaïsme orthodoxe”, face à d’autres judaïsmes qui sont considérés comme “hétérodoxes” ; et comme le premier ne s’est imposé véritablement à l’ensemble du monde juif religieux qu’à partir du 16 e siècle, le chercheur va se demander ce qu’il y avait auparavant. En fait, auparavant, on trouve simplement diverses formes de groupes juifs que seule la Bible et quelques rites fondamentaux unissent, et le rabbinisme est lui-même l’héritier de l’antique mouvement pharisien ‒ moyennant certains gauchissements que les chercheurs évitent parfois de prendre en compte.
Les schémas réducteurs sont utilisés plus fréquemment encore pour regarder le christianisme. Sans doute n’est-il pas aisé à saisir de l’extérieur. Mais peut-on ignorer la diversité originelle de ses formes ? Car quand on découvre l’existence de cinq ou six formes de christianisme toutes aussi originelles les unes que les autres, plus aucun schéma réducteur ne peut s’appliquer. Et cette diversité vient de l’apostolat des apôtres et de leurs disciples dans des régions aussi éloignées que l’Espagne d’un côté et la Chine de l’autre, ou que le Caucase au nord et la Nubie au sud, sans oublier la diversité des nations et cultures situées entre ces extrêmes ‒ et en particulier l’immense et hétéroclite empire parthe dont la langue officielle était justement l’araméen, la langue des juifs et… des apôtres.
La connaissance de cette civilisation araméenne, centrale entre le monde gréco-romain et la Chine, éclaire les débuts du christianisme ; sans cet éclairage pourtant substantiel depuis les découvertes récentes de l’archéologie[5], on en vient vite à croire que le christianisme est gréco-latin (la très grande majorité des cartes montrent en effet son influence religieuse s’arrêter aux frontières de l’empire de Rome !), et que « l’Ur-Christentum » sémitique originel n’a pu que disparaître très vite (dans cet empire). Partant de cette croyance, on tend à imaginer que le christianisme gréco-latin (fabriqué tardivement) serait le visage de « l’orthodoxie » par opposition à un « christianisme primitif » qui n’aurait vu en Jésus qu’un Messie-Christ. Comme dans le Coran où Jésus est dit onze fois Messie, dont quatre dans la formule « le Messie Jésus ».
Il convient de changer notre paradigme européano-centrique. C’est déjà un progrès de tenir compte du christianisme syriaque, mais, s’il est héritier de formes originelles du christianisme (ce qui est parfois nié [6]), il se trouve enfermé dans l’empire romain et soumis à une pression grecque intense [7]. Mais comparé aux nombreuses communautés araméennes de l’Eglise de l’Orient (basée à Séleucie-Ktésiphon), il est minoritaire. Le problème de fond est de tenir compte des multiples formes prises par le christianisme des apôtres, selon les régions du monde où sont allés ‒ toutes ces formes ayant en commun un solide socle hébréo-araméen . C’est ce socle qu’il faut regarder, sans vouloir y trouver à tout prix des concepts grecs qui nous sont familiers mais qui seront définis plus tard.
Ce socle nous permet en effet de découvrir un critère « d’orthodoxie » originel, mais ce critère est pré-conceptuel : celui du salut . Le chrétien hébréo-araméen croit que Jésus détient en lui-même le pouvoir de « sauver » (ou de « rendre la vie », selon l’araméen), et il fait très bien la différence avec d’autres croyances qui, se situant hors de la mouvance des apôtres, voient Jésus comme Messie par le pouvoir d’un Autre (ou même comme modèle à suivre). Certaines discussions de Jésus avec des gens du Temple illustrent déjà ce clivage qui est d’abord un questionnement (à moins de considérer les textes du NT comme des élaborations tardives de communautés hellénistiques, selon le cercle vicieux des a priori de l’exégèse occidentale allemande).
À sa manière, Philon d’Alexandrie en témoigne aussi, dans sa Legatio ad Caïum où il écrit (après 41) : “Dieu se changerait plutôt en homme que l’homme en Dieu” – en référence à la scène choquante qu’il avait vue à Rome, quand l’empereur Caïus Caligula s’était exhibé, déguisé en Jupiter [8]. Sa remarque apparaît aussi être l’écho, à Alexandrie [9], d’interrogations suscitées par les apôtres et leurs disciples, évoquant la « visite de Dieu » en son Messie qui avait été annoncée et qui se réalisait ‒ mais ils rejettent toute idée de « divinisation ». L’idée de « divinisation » (selon un modèle païen antique) est le contraire de celle de « visite de Dieu », elle est celle d’opposants à Jésus (comme on peut la deviner au chapitre 6 de l’évangile de Jean). Et elle est également l’idée de l’exégèse allemande européano-centrique, qui regarde l’Antiquité seulement à travers le monde gréco-latin (avec des exceptions notables telles que le professeur Ohlig).
Un manque de connaissances du monde sémitique est ainsi à l’origine de confusions, en particulier quand on qualifie de « juives hétérodoxes » des communautés para-chrétiennes qui tiennent Jésus pour un messie en qui Dieu est présent seulement comme moteur ou inspirateur. Parfois, on présente aussi ces communautés comme étant des formes de « christianisme primitif », alors qu’elles sont historiquement et logiquement post- et non pré-chrétiennes.[10]
En fait, toutes ces mécompréhensions ont des racines très anciennes, remontant aux Byzantins. Ceux-ci y ont joué un rôle déterminant en imposant leurs manières de voir et de raisonner : ils ont voulu donner des définitions conceptuelles de la foi, créant davantage de problèmes qu’ils prétendaient en résoudre. Cela valait-il bien la peine de se disputer pour des mots… ou, bien plus souvent, pour des questions de pouvoir déguisées en querelles théologiques ? Au reste, aujourd’hui, les différentes Communautés apostoliques du monde se reconnaissent pleinement et mutuellement dans leur foi, exprimée en des langues diverses (souvent non transposables). Le terme araméen de qnoma par exemple, qui se trouve plusieurs fois dans le Nouveau Testament et qui fut au cœur de certaines divergences, ne correspond ni au concept grec d’ουσια (« nature »), ni à celui d’υποστασιϛ (« hypostase ») ; avant d’exclure les Eglises apostoliques dites « pré-chalcédoniennes » (qui ne parlaient pas grec), il aurait fallu savoir de quoi on discute, et retourner aux textes araméens…
Il convient plutôt de privilégier les sources extérieures au monde de l’empire gréco-latin, et en particulier celles hébréo-araméennes de l’Eglise de l’Orient [11] , même si elles sont moins nombreuses que d’autres suite aux destructions islamiques systématiques ‒ ce n’est pas seulement la grande bibliothèque d’Alexandrie que les Califes ont fait brûler, mais celle beaucoup plus importante de Céleucie-Ktésiphon (il leur fallut une semaine entière pour la brûler) [12] . Ce faisant, c’étaient les témoignages écrits des chrétiens restés branchés sur l’héritage juif qui partait en fumée ‒ et ils étaient même plus nombreux que les chrétiens d’Europe, du moins jusqu’aux grands massacres de Tamerlan.
Le premier pas a consisté à sortir des formules dogmatiques grecques (conceptuelles et tardives) ; le deuxième pas, rendu alors possible, sera de comprendre en quoi la foi para- ou post-judéo-chrétienne est opposée à la foi (judéo-)chrétienne apostolique, en particulier sur les questions eschatologiques. Et le troisième pas est de percevoir la cohérence entre cette foi post-judéo-chrétienne et le proto-Islam, selon ce qui ressort de l’étude de centaines de ḥadith-s and aussi de l’analyse du texte coranique lui-même ‒ Mohammad Amir-Moezzi a remis en lumière cette dimension fondamentale eschatologique et apocalyptique du proto-islam, quand la prédication était axée sur la « venue imminente » du Messie Jésus « sauveur »[13] .
Ainsi, libéré de ses interpolations ainsi que d’autres altérations ou incompréhensions, le texte coranique peut émerger en ses composants originels, et il (re)devient alors généralement très clair. Cette perspective constituait le dernier préalable à surmonter.
En passant, rendons ici hommage aux contributions de ceux qui
étudient les manuscrits coraniques anciens. Leur travail a
déjà apporté d’importants éclairages
et continuera certainement pendant de longues années encore.
-
Reprenant les trois pistes définies par Blachère, Antoine Moussali a fourni les clefs nécessaires pour dresser un petit « lexique de lecture » historico-critique du Coran.
D’abord reprenons le verset Q. 6:61 exposé plus haut et présentant deux versions, celle du texte standard et celle selon Ubayy :
6a «
Et quand ‘Isā -Jésus, fils de Marie, dit : Ô
fils d’Israël,
6b je
suis le messager ( rasūl ) de Dieu vers vous
,
version standard | version selon Ubayy-
confirmant ce qui est
avant moi[14] de la Torah |
un prophète dont la communauté
et annonçant
un messager
| sera la dernière
communauté
qui
viendra après moi, |
et par laquelle Dieu scellera
--dont
le nom sera Aḥmad,
| les
prophètes et les apôtres,
6f mais
quand il vint avec des signes évidents | les
fils d’Israël [dirent :]
6g
[ils] dirent :
Ceci est de la sorcellerie manifeste. »
Moussali avait compris que ni l’une ni l’autre version n’est originelle. Dans les deux cas, le centre du verset doit être considéré comme une interpolation[15] . Vraisemblablement, il s’agit de deux manipulations, faites soit sans concertation, soit que la première ait remplacé la seconde. Le texte originel devait être simplement celui-ci[16] :
v.6a « Et quand ‘Isā
-Jésus, fils de Marie, dit : Ô fils d’Israël,
v.6b je suis le messager (rasūl) de
Dieu vers vous ,
[v.6f quand il vint avec des
signes évidents,] [17]
v.6g ils dirent : Ceci est de la
sorcellerie manifeste ».
Car cela a beaucoup de sens : une vieille tradition rabbinique traite Jésus de magicien[18] c’est-à-dire l’accuse d’agir par la puissance du démon, ce qui est exactement l’accusation lancée contre lui par certains pharisiens d’après les évangiles[19] .
Et la question-clef apparaît : si ce verset est un reproche adressé aux juifs rabbiniques, qui sont ceux qui leur adressent un tel reproche ?
Régis Blachère lui-même avait mis le doigt sur cette clef de compréhension en annotant le passage Q. 5:66b qui parle des « gens du Livre » [ahl al-Kitab] (verset 65) :
« Parmi eux, il y a une communauté modérée (ou allant sans dévier selon une traduction possible). Mais beaucoup d’entre eux, combien mauvais est ce qu’ils font » (5:66b).
Manifestement, l’appellation « gens du Livre » est plus large que celle de « Juifs » [al-Yahūd] (v.64). Aussi, en note, Blachère pose cette question capitale − sans donner de réponse −:
« Quelle est la secte judéo-chrétienne ou chrétienne visée ici ? » (p. 143)
Bonne question. Il s’avère effectivement que, pour les strates coraniques primitives, les « gens du Livre » qui détiennent légitimement « le Livre » (la Bible) sont soit les juifs rabbiniques (al-Yahūd), soit les juifs que la note de Blachère désigne. Quant aux chrétiens (trinitaires), on constate immédiatement que le texte coranique ne les considère jamais comme des « gens du Livre », sauf par contrecoup à cause de la lecture musulmane et de certaines interpolations destinées à appliquer cette appellation aux musulmans (si ces derniers sont des « gens du Livre », les chrétiens doivent l’être aussi).
Enfin, la troisième clef majeure que Blachère a entrevue se rapporte à son commentaire de Q. 6:91c, un verset situé dans une polémique contre les Yahūd où il est question des prophètes et des révélations authentiques, y compris de celle de Jésus, tandis que d’autres sont fabriquées :
“Vous la mettez (l’Ecriture de Moïse) en [rouleaux de] parchemin que vous montrez et [que] vous cachez beaucoup. On vous a enseigné ce que vous ne saviez point, ni vous ni vos ancêtres” (6:91).
En note, Blachère suggère ceci, sans explication :
“L’expression : On vous a enseigné... ni vos ancêtres paraît faire allusion à l’enseignement talmudique” (p. 162).
Manifestement, Blachère a compris le reproche spécifique à ce verset, à l’intérieur du reproche général fait aux Yahūd de ne pas reconnaître « le Messie-Jésus » (selon la formule coranique) : cacher (racine ḫfw, dérober à la vue de ) l’Ecriture … en la recouvrant par la lecture des Talmuds. Qu’est-ce à dire ? Si on ne lit plus l’Ecriture pour elle-même mais seulement en fonction de ce que les commentaires talmudiques disent qu’il faut lire [20] , on la recouvre en quelque sorte (racine kfr) [21] , et on en dissimule le sens [22] .
Ironie de l’histoire : un tel acte de recouvrement (kufr) du sens textuel sous une montagne de commentaires, c’est exactement ce que les musulmans feront eux-mêmes – en plus des manipulations d’abord subies par le texte lui-même ! Et c’est ce qui contribue à rendre le Coran si peu compréhensible aujourd’hui.
Pourvus de ces données notamment théo-logiques , il devient possible de dresser un petit « lexique de lecture » historico-critique du Coran , sans lequel le statut des cinq interpolations de « Muḥammad /Aḥmad » resterait dans le flou :
● naṣāra : − certainement le groupe donné en modèle dans le texte coranique : • il est juif, • il croit en « le Messie-Jésus » (al-masīh ‘Isā) né d’une vierge nommée Marie • et il est anti-rabbinique
− certainement pas des « chrétiens » puisque tel est le sens qui se tire uniquement des interpolations (al-yahūda wa/aw n-naṣāra », les « juifs et/ou les chrétiens » − cf. note 3) ;
−→ il s’agit donc nécessairement d’ ex-judéochrétiens − au sens fort de juifs non pas chrétiens mais ex-chrétiens , comme Blachère a été un des premiers à l’avoir entrevu ;
←− L’interpolation “wa n-naṣāra” en Q. 5 :51 pourrait remonter aux premiers Califes mettant en garde leurs partisans contre l’influence de ces ex-judéochrétiens avec lesquels ils ont rompu : “Ne prenez pour amis les juifs- yahūd et les naṣāra” ; d’autres interpolations du même type pourraient remonter à cette époque. Certaines enfin, liées au moment où la fausse lecture naṣāra = chrétiens a été décidée, datent de la période abbasside, en Perse, et sont le fait de « grammairiens » perses. En Perse, dans les premiers siècles, l’appellation primitive de naṣāra - nāṣrāyē (d’apparence péjorative) avait déjà servi dans des polémiques mazdéennes anti-chrétiennes pour désigner les mšiḥayē (= chrétiens ‒ leur vrai nom en araméen)[23] .
L’objectif de la substitution de sens (naṣāra = chrétiens ) était clairement de faire disparaître le souvenir de ces ex-judéochrétiens qui avaient gardé l’appellation primitive (chrétienne) de naṣāra alors qu’ils étaient détachés du mouvement des apôtres (qui, eux, l’ont délaissée tôt, cf. Actes 11,26). On n’occulte jamais un groupe humain mieux qu’en le privant de son nom (désignant désormais d’autres). Les historiens ont généralement entendu parler de ces Nazaréens mais ne connaissent pas le dossier.
● hūd : judaïté ethnique (Q. 2:135)
● yahūd = al-kafirūn = allaḏīna kafaru : les juifs rabbiniques (ou judaïques mais cet adjectif est un anachronisme) − littéralement les recouvreurs , c’est-à-dire ceux qui recouvrent la lecture et la compréhension du Livre (sous les commentaires talmudiques)[24]
● ahl al-Kitāb : ceux qui possèdent légitimement le Livre (juifs nazaréens, juifs rabbiniques, samaritains, sans doute aussi les Sabéens ‒ cf. Q.2:62; 5:69 ), à l’exclusion des chrétiens (même de mère juive)[25] ; si aujourd’hui les Chrétiens sont dits être parmi les « gens du Livre », cela est dû seulement à la lecture islamique qui y insère les musulmans d’abord – et donc logiquement les chrétiens aussi
● mušrikūn / allaḏīna ašraku : les associateurs c’est-à-dire la manière dont les chrétiens sont nommés dans le rabbinisme et ici[26] dans la mouvance d’ex-judéochrétiens messianistes . Ces derniers – les naṣāra (nazaréens) précisément − refusent de reconnaître les chrétiens comme disciples du Messie (car eux-mêmes se voient comme uniques dépositaires de sa messianité), quand bien même les chrétiens se nomment ainsi : masīhyūn en arabe, m e šīahyé en araméen (dans l’Empire perse), khristianoi-christiani en traductions grecque et latine.
***
Sans ce lexique, de nombreux passages coraniques paraissent incompréhensibles, par exemple :
“Ni ceux qui, parmi les gens de l’Ecrit [= les juifs en général], recouvrent , ni les associateurs-mušrikūn n’aiment qu’un bienfait descende sur vous de la part de votre Seigneur” (2:105).
Pourquoi, si les associateurs sont des polythéistes (miraculeusement rescapés des siècles passés), se préoccuperaient-il de « bienfaits descendant de la part du Seigneur » sur qui que ce soit ?
En revanche, ce verset est hautement significatif s’il oppose les authentiques détenteurs de l’Ecriture d’une part aux juifs-Yahūd (qui recouvrent) et d’autre part aux chrétiens (qui sont dits associer à Dieu) … qui sont ici clairement distincts des « gens du Livre »! Et pour cause : aux yeux des ex-judéochrétiens que sont les naṣāra , des non-juifs ne peuvent qu’être des détenteurs illégitimes de l’Ecriture. La signification originelle de ce verset correspond à la dialectique nazaréenne consistant à s’autojustifier en se posant comme juste milieu (synthèse) entre deux déviants opposés (thèse et antithèse) :
‒ les chrétiens croient au Messie Jésus mais croient que Dieu s’est rendu présent à son peuple par et en lui ;
‒ les juifs rabbiniques refusent de croire que Jésus est le Messie ;
‒ nous, naṣāra, croyons que Jésus est le Messie mais que Dieu le « manipule » sans être présent en lui.
Quant au « vous », il apparaît qu’il s’agit d’Arabes que les naṣāra sont en train d’endoctriner, leur transmettant leur foi en un « juste milieu » ‒ selon une manière dialectique que le narratif islamique reprendra et adaptera (les musulmans se posent en juste milieu entre les juifs et les chrétiens).
Ce lexique sera utile aussi pour comprendre, après celle de
« aḥmad » en 61:6, les quatre
mentions de « muḥammad » :
Q. 3:144, 33:40, 47:2, 48:29. Toutes quatre se situent à
l’intérieur d’interpolations plus ou moins
courtes, et toutes sont assez faciles à déceler.
Commençons par la plus évidente et significative –
et emblématique pour les trois autres −: la mention
en Q. 47:2.
-
-
Déjà, le
titre de la sourate 47 fait problème, il est double :
« al-Qitāl » (le combat à mort) en
fonction du verset 22, ou alors « Muḥammad »
en fonction du verset 2b.
Après la basmallah, le texte
se lit ainsi – nous nous arrêterons au verset 3b :
1a.
Ceux qui recouvrent [ou ont recouvert]
et éloignent du chemin de Dieu,
1b. Il égare (aḏalla
) leurs actions.
2a.
Ceux qui • croient
[ ou ont
cru] • et font des
œuvres pies (ṣâliḥât
)
2b.
• et
croient en ce qui a été descendu sur Muḥammad
2c.
et c’est la
vérité de la part de leur Seigneur
2d. Il couvre [forme
intensive = efface]
leurs mauvaises actions et réforme leur être.
3a.
Certes, ceux qui recouvrent suivent le faux,
3b. tandis
que ceux qui croient suivent la
Vérité de la part de leur Seigneur .
Remarque préalable : le verbe kafara (recouvrir) est péjoratif dans le contexte islamique (et d’abord biblique et chrétien ![27]), mais à l’intensif, kaffara , il est positif puisqu’il désigne une action de Dieu même, celle de « couvrir » au sens de « faire disparaître » (les péchés) – ce qui, dans le langage chrétien, se dit pardonner .
Il y a donc un jeu de mots et de sens très structuré dans les versets 1-3a, et le message est fort et percutant au plan théo-logique ; il est destiné à un public arabe, en vue de lui indiquer qui sont les bons, que Dieu pardonnera, et qui sont les mauvais (les recouvreurs), que Dieu égarera. C’est un discours bien élaboré et persuasif :
Ceux qui recouvrent (1a) / Dieu les égare (1b)
Ceux qui croient (2a) / Dieu les couvre (2d)
Ceux qui recouvrent (3a) / sont dans le faux (3a)
Ceux qui croient (3b) / sont dans le vrai (3b)
L’enchaînement entre 2a et 2d est une nécessité,
il se lit même expressément dans la sourate 29 :
“Ceux qui croient et font
des œuvres pies, Nous couvrirons leurs mauvaises actions”
(Q. 29:7) !
Tout est donc clair, sauf que les sous-versets 2b et 2c
viennent briser la structure du tableau :
« et
ont cru en ce qui a été descendu sur Muḥammad, et
c’est la vérité de la part de leur Seigneur ».
Deux anomalies sautent directement aux yeux :
Ø
les « bons » méritent d’être
pardonnés à cause de TROIS actions : croire, bien
agir, et croire en Muḥammad – ce qui fait
une énumération trine .
Or, il n’y a
jamais d’énumération trine ou trinitaire dans le
Coran, car elle ressemblerait à une manière d’énumérer
assez courante dans les discours chrétiens. Les très
rares exceptions à cette règle révèlent
toujours une interpolation dans le fait du troisième terme,
comme par exemple les trois fois où le mot coran (ou
son équivalent) apparaît dans la formule « la
Torah et l’inǧīl
et le Coran » (Q. 9:111 ; 5:66a.68).
Donc, il apparaît que, de la même façon,
« croire en Muḥammad » (2b) a été
ajouté.
Ø
Quant à 2c, « c’est la vérité
de la part de leur Seigneur », on retrouve la même
formule en 3b. Laquelle est copiée de l’autre ?
Manifestement celle de 2c, car sans elle, les musulmans ne sauraient
pas que « la vérité », c’est
« ce qui a été descendu » sur le
Prophète de l’islam.
De plus, cette formule « ce
qui a été descendu » apparaît souvent
dans des interpolations (2:147 ; 6:115 ; 13:1 ; 18:29,
etc.).
Donc, il apparaît que cette précision (2c) a
été ajoutée aussi, peut-être en même
temps que 2b.
On comprend donc, sans les interpolations, que les « bons » et les « mauvais » sont des juifs selon qu’ils ont la vraie foi en ce qui est révélé de la part de leur Seigneur (la Torah et l’inǧīl) ou selon qu’ils « recouvrent » ce qui est révélé ; dans ce second cas, il s’agit des juifs du mouvement rabbinique, et dans le premier, des naṣāra ex-judéo-chrétiens (cf. lexique) : aucune autre lecture cohérente n’est possible.
Mais avec les interpolations, les « bons » deviennent ceux qui croient en Muḥammad et les « mauvais », ceux qui n’y croient pas et qui méritent donc d’être punis par Dieu. Il fallait absolument que cela soit dit dans le Coran des Musulmans, et surtout à cet endroit.
Pour information, on peut analyser les versets qui suivent (3c-12) et y déceler d’autres interpolations (parfois en rapport avec ce qu’on vient de voir)[28] ; mais cela est secondaire.
Il importait de démontrer que la mention de « Muḥammad » en Q. 47:2 fait partie d’un ajout. Et c’est fait.
La mention de Muḥammad dans la sourate 3 La famille d’Imrân est-elle davantage authentique ?
Lisons le début du verset
144 où elle apparaît ‒ Q.3:144a ‒:
“Muḥammad ------------- est inna-mā un
messager ; dans le passé, les messagers ḫalat
avant lui.”
Cela se trouve littéralement dans la sourate
Al-Ma’idah ‒ Q.5:75 ‒:
“Le Messie fils
de Marie est inna-mā un messager ; dans le passé,
les messagers ḫalat avant lui”
De plus, dans la sourate 3, si l’on retire “Muḥammad est inna-mā un messager, dans le passé, les messagers ḫalat avant lui ; s’il mourait ou s’il était tué” (144a-b), le texte devient limpide :
(v.142) “Comptez-vous entrer au Jardin [29]
sans que Dieu ait reconnu parmi vous ceux qui luttent et qu’Il
sache les endurants ?
(v.143) Bien sûr, vous, vous souhaitiez la mort avant de la
rencontrer ; maintenant que vous l’avez vue, vous êtes
dans l’expectative [30].
[144a-b]
(v.144c) Retournerez-vous sur vos talons ? Quiconque retourne sur ses
deux talons ne saura faire à Dieu le moindre tort, tandis que
Dieu bientôt récompensera les reconnaissants.
(v.145) Il n’est à
personne de mourir sinon avec la permission de Dieu, etc.”.
Les versets 142-145 peuvent donc être lus comme une longue méditation sur la mort dans le combat au service de Dieu.
Il convient de mentionner ici l’hypothèse avancée par certains chercheurs selon laquelle le vocable « mḥ md » a pu désigner Jésus lui-même au temps du proto-islam : Q.3:144a = Q.5:75 sans plus. Ce verset Q.3:144 avec la mention de Muḥammad est présent dans le manuscrit Wetzstein II 1913 qui est relativement ancien, sans trace apparente de rature ou de correction ; il est cependant absent des manuscrits les plus anciens connus à ce jour (San‘a, Arabe 329, Tübingen). Cependant, le co-texte guerrier des versets 142-145 ne favorise pas une telle lecture.
Tout bien pesé, il apparaît que le début de 3:144 où figure le nom de Muḥammad est nécessairement une interpolation dans le texte coranique. Si le lecteur veut s’épargner l’analyse du comment et du pourquoi de cette interpolation, il peut passer directement au chapitre 5.
***
Pour les chercheurs, l’interpolation présente des bizarreries sur trois points :
· Ce qui est dit de Jésus (5:75) a été interpolé et attribué à Muḥammad ; mais pourquoi faire ?
· Muḥammad paraît diminué s’il est “est seulement un messager.” Que devrait-il être d’autre ? C’est dit aussi de Jésus, mais Jésus est qualifié onze fois de Messie . Où est la logique ? Est-ce pour dire que les rusul- messagers sont seulement des mortels ?
· Mais justement, ḫalat ne veut pas dire ils sont morts , comme le remarquent nombre de commentateurs (au reste, le verbe mâta , mourir, se lit cinq mots plus loin), mais signifierait être passé ‒ ce qui offre l’avantage d’être flou (tout en suggérant le sens possible de mourir).[31]
Que signifient ces flous et ces incohérences apparentes ? Reprenons ces points en commençant par le dernier.
La racine hébraïque correspondant au verbe arabe ḫalā est très éclairante, elle donne à la phrase un sens un sens nouveau : חלא , défaillir [32] ou, au sens figuré, ne pas remplir sa mission . Or, dans toutes les occurrences coraniques, ce sens est clairement plus évident que le sens flou de être passé [33] (sauf justement en notre passage Q.3:144).
Le verset Q.5:75 à propos de Jésus en est une illustration, ce que le contexte polémique anti-chrétien (les versets 72-76) permet de comprendre. Comme il le fait souvent, le prédicateur coranique caricature la Trinité chrétienne en trithéisme. Au début du passage (v.72), Jésus-‘Isā -Jésus est dit n’adorer que Dieu ; à la fin (v.76), le prédicateur raille le fait “d’adorer en dehors de Dieu ce qui ne détient pour vous ni dommage ni avantage”. Et au v.75, Jésus, quoique Messie, est dit “inna-mā un rasūl – dans le passé les rusul avant lui ont failli – alors que sa mère était une sainte (ṣaddīqatun )” (v.75). Tout devient clair.
La raison de cette défaillance était donnée au verset 70 : les messagers envoyés par Dieu défaillent dans leur mission parce que celle-ci est entravée : “Aux Enfants d’Israël,... nous avons envoyé des rusul . Mais chaque fois qu’un rasūl leur apporte ce que leur âme ne désire pas, ils traitent les uns de menteurs et tuent les autres” [34]. La défaillance apparente du Messie-Jésus est explicable, et c’est important de dire qu’il a failli puisque, s’il avait eu en lui la puissance même de Dieu (selon la foi chrétienne mais caricaturée par la compréhension coranique), il aurait écrasé tout le monde. Il est donc un rasūl qui a failli comme ses prédécesseurs ‒ mais Messie en plus (et en tant que Messie, il doit revenir, cela fait toute la différence).
Un autre verset explique : “ ceux qui recouvrent dirent aux rusul [venus] à eux : nous vous expulserons de notre Terre, ou bien réintégrez notre conviction ( millah , religion )” ; ces messagers de l’Ancien Testament n’ont pas pu faire grand-chose (Q.14:13). Jésus ne le pouvait donc pas non plus face à la mauvaise foi de ces recouvreurs . Pire : ceux-ci ont voulu le tuer, mais il n’est pas mort puisque, heureusement, il a été élevé au Ciel (Q.4:157).
Ce point est éclairci. Mais Jésus peut-il être dit seulement un rasūl, alors qu’il est Messie (et même le Messie, al-Masiḥ) ?
En araméen, ce qui correspond à inna-mā est ēn-mā qui signifie certes , assurément , or (Christoph Luxenberg) [35] ‒ avec mā insistant sur inna (en arabe aussi). Mais dans l’arabe des commentateurs, inna-mā est supposé signifier seulement , alors que les exemples abondent dans le Coran de passages où ce sens-là ne convient pas.
Par exemple dans la sourate 2 al-baqara, aucune des neuf occurrences ne donne à inna-mā le sens restrictif de seulement, en particulier en 2:107 ([les anges de la magie disent :] “Que oui, nous sommes une tentation”), en 2:137 (“S’ils se détournent, ils sont alors ô combien dans le désaccord”), en 2:181 (“Alors, le péché pèse ô combien sur ceux qui l’ont changé [le testament] !”), ou en 2:275 (“Ils disent : le commerce, c’est en soi de l’intérêt”).
Ou encore :
“ Inna-mā l’enseigne un homme”
(16:103b) :
faut-il lire que s eulement un mortel
(= pas un ange) l’enseigne, ou simplement que assurément
un homme l’enseigne ?
“Les croyants sont inna-mā des frères”
(49:10a) :
faut-il lire qu’ils sont seulement
des frères (que pourraient-ils être de plus ?) ou
faut-il lire qu’ils sont assurément des frères ?
Bref, il apparaît clairement que inna-ma accentue et amplifie le sens de la phrase, non l’inverse. Pour qu’il y ait un sens restrictif, il faut nécessairement la présence de ’illā (sinon), ce qu’on voit effectivement dans ces deux versets où l’on trouve respectivement ’inna et mā :
“Inna hu illā ‘abdun :
Oui, lui [le fils de Marie, v.57] est seulement (sinon)
un serviteur” (43:59)
“Mā
al-Masyḥ ibn Maryam illā
rasulun : Qu’est le Messie fils de
Marie sinon un messager !” (5:75)
Le verset 4:171 est intéressant car on voit d’abord une vraie formule adverbiale restrictive ‒ lā taqūlū ‘alā Llah ’illā l-haqq : “ne dites sur Dieu que la vérité” ‒, puis on voit l’adverbe inna-mā que les commentateurs prennent aussi pour une restriction : ‘Isā n’est que le messager de Dieu. C’est se moquer du lecteur. En l’absence de ’illā, cette phrase doit être lue nécessairement ainsi : “Que oui, le Messie-Jésus fils de Marie est le messager de Dieu !” [36].
Ainsi, Jésus est désigné assurément comme le Messie dans le Coran, et il est assurément aussi un messager. C’est très logique dans le cadre de la polémique coranique anti-rabbinique. Dans l’interpolation de 3:144, Muḥammad est qualifié assurément aussi de messager : c’est le rôle qu’on lui assignera à partir de ‘Abd Al-Malik.
Mais alors qu’est-ce qui a fait problème à un moment donné ? Ou faut-il voir la question autrement : si le verset 3:144a n’a pas existé avec ce sens affirmatif (qui apparaît ailleurs dans le Coran), n’a-t-il pas été fabriqué avec un sens autre ?
En effet, il est très probable que :
● l’insertion tirée de Q.5:75 (“Le Messie fils de Marie est inna-mā un messager ; dans le passé, les messagers ḫalat avant lui”) au début de Q.3:144 (avec Muḥammad à la place de Jésus) est liée à la compréhension de Q.5:75 comme signifiant « Jésus n’est qu’un mortel et meurt comme les autres messagers »
● et que cette mauvaise compréhension de l’arabe, certainement par des Persans[37] , a été utilisée pour faire passer un message dans le Coran. Lequel ?
Deux traditions tardives convergentes, celle de Suyūtī et celle de Ibn Sa‘d [m. 845], suggèrent fortement que 3:144a n’est pas une parole que Muḥammad aurait prononcée sur lui-même (!) mais qu’elle a été insérée tardivement.
La seconde, attribuée à Abu Bakr, en donne la raison ; elle avait été signalée par Régis Blachère déjà en commentaire de 3:144 (Le Coran, 1948). Blachère se fondait sur
“données fournies par Ibn Sa‘d ; selon ces
données, à la mort du Prophète, certains
Croyants se refusèrent à croire que Mahomet eût
subi le sort commun aux hommes ; ‘Umar, en particulier,
proclama que Mahomet avait été élevé
au Ciel, comme Jésus, et il menaça de mort
quiconque affirmerait le contraire.[38]
Pour rétablir le calme, Abu-Bakr récita le verset
qui nous occupe [3:144]. Ceci se trouve-t-il dans le Coran ?
,
demanda ‘Umar. Abu-Bakr le lui ayant affirmé, ‘Umar
admit lui aussi la mort charnelle du Prophète et tout rentra
dans l’ordre...
Quand Abu-Bakr eut récité
le verset, les gens le recueillirent si bien de lui que quelqu’un
s’écria : Par Allah ! On dirait certes que
les gens ne savent pas que ce verset a été
révélé avant qu’Abu-Bakr le
récitât”
(Blachère Régis, Le Coran , t.3…, p.892-893 /note 138).
Ce récit ne concorde pas parfaitement avec l’explication que ‘Umar donne par ailleurs (selon Ibn Hišâ m) ‒ “Par Allah, j’avais fermement cru à ce moment que l’Apôtre d’Allah restera dans sa Umma afin qu’il demeure jusqu’au dernier des actes (de la Umma ). C’est cela qui m’a poussé à dire ce que j’ai dit”[39] ‒ : il y a une différence entre être élevé au Ciel et rester dans sa communauté . Mais dans les deux cas, on voit que, à l’époque où ces souvenirs ont été fabriqués, la mémoire du personnage « muḥammad » est terriblement floue. Sans doute ne sait-on même pas où il a été enterré.
Le récit de cette exaltation de Muḥammad est certainement à mettre en parallèle avec celui de sa montée au Ciel ( isra’ ). On peut même penser plus précisément que le récit de l’ isra’ sera inventé notamment pour compenser l’abandon de l’idée d’un Muḥammad monté au Ciel comme Jésus et qui y attendrait des jours meilleurs pour redescendre (l’autre raison étant d’évoquer la réalité du Coran céleste qui est au Ciel) : le « prophète » est mort, mais, durant sa vie, il était monté au Ciel (et au cours de cette montée, il aperçoit Jésus au 2e Ciel seulement) !
La tradition transmise par Suyūtī est celle-ci :
“on rapporte qu’au cours de la bataille d’Uḥud, quand Mus‘ab Ibn ‘Umayr fut blessé, il n’a cessé de crier : Muḥammad n’est qu’un prophète venant après d’autres Prophètes. S’il meurt ou s’il est tué, retournerez-vous sur vos pas ? Puis il mourut. C’est alors que le verset 3:144 reprit ces mêmes paroles”. [40]
Elle indique carrément que Q.3:144a a été inventé par un certain Mus‘ab Ibn ‘Umayr !
Bref, l’insertion de 3:144a est probablement contemporaine de l’invention de l’isra’, à une époque tardive et par des manipulateurs qui connaissaient mal l’arabe (et sans doute mal l’araméen aussi).
***
En résumé, la mention de Muḥammad en
3:144 ne fait pas partie des textes qui formeront les premières
compilations appelées Coran ‒ pas même
encore au temps de ‘Abd Al-Malik.
-
Dans la sourate 33 Les Factions, on trouve ce verset curieux :
“Muḥammad n’a été le père de personne parmi vos hommes ; toutefois, il est le messager de Dieu et le sceau des Prophètes ( h ātam an-nabiyyi n a ) ; Dieu est en toute chose savant” (Q.33:40).
Alfred-Louis de Prémare a cherché un lien avec les versets qui précèdent :
“ L’évocation de Mahomet en tant que « sceau des prophètes » n’apparaît qu’une fois dans le texte officiel, [et] ce qui peut ajouter à notre étonnement, c’est que cette affirmation y intervient dans un contexte immédiat inattendu... [cette] révélation opportune vient couper court aux sourdes critiques relativement à son mariage avec Zaynab”.[41]
Trois versets plus haut, on lit :
“Quand Zayd eut assouvi d’elle [sa femme] son désir, Nous t’avons marié à elle, afin qu’il n’y ait contre les croyants aucun empêchement envers les épouses de leurs fils adoptifs quand ceux-ci ont assouvi d’elles leur désir” (Q.33:37b – trad. Hamidullah).
Ainsi, les épouses pourraient servir aussi à leur beau-père. Certains ḥadīṯ -s ont été fabriqués pour cautionner une telle pratique ayant lieu à la cour du Calife ; pour Alfred-Louis de Prémare, Q.33:37b est l’un des nombreux ḥadīṯ -s qui ont été sélectionnés pour figurer dans le Coran[42] .
Pour autant, quel lien logique y a-t-il avec 33:40 ? Fallait-il que le Coran certifie que Zayd n’est pas un fils selon la chair, sinon Muḥammad aurait été accusé d’acte illicite ? Les gens ne le savaient pas ? Et pourquoi le verset 40 répondrait-il à un ḥadīṯ tardif (le verset 37b) ?
Plutôt que de chercher des explications imaginaires internes au texte (à la manière des commentateurs musulmans), il paraît plus raisonnable de partir du fait de deux affirmations non liées : “Muḥammad n’a été le père de personne parmi vos hommes” et : “il est le messager de Dieu et le sceau des Prophètes” . Elles ne sont pas liées par le sens ‒ le seul sens, mais ridicule, serait que Muḥammad fut quand même messager et prophète quoiqu’il n’ait pas eu de fils, comme s’il fallait être père pour être messager et/ou prophète. Mais les deux affirmations paraissent liées accidentellement (donc intentionnellement) dans un même verset 40, lequel ne se relie ni aux versets qui le précèdent ni à ceux qui le suivent. Ce n’est pas fortuit : l’endroit où elles se trouvent est stratégique, quasiment au milieu de la sourate 33 qui est faite elle-même de nombreux morceaux[43] .
En effet, l’affirmation de Muḥammad à la fois comme messager-rasūl et prophète-nabī se situe non seulement au milieu de la sourate 33, mais aussi au milieu de nombreuses autres mentions de messager-rasūl (9 fois avant, 3 fois après) et de prophète-nabī (8 fois avant dont une au pluriel, 8 fois après[44] ). Pour affirmer que Muḥammad est à la fois l’un et l’autre, l’endroit semble être le meilleur de toute la sourate.
Plus précisément, ce verset affirme qu’il est le sceau des prophètes-nabiyyū n ( ne b î’ im en hébreu, ceux de l’Ancien Testament). Nous avons vu cela dans la version de Q.6:61 selon Ubayy, où ‘Isā -Jésus est dit annoncer non pas aḥmad mais :
“un rasūl-messager dont l’ummah sera la dernière ummah et par lequel Dieu mettra le sceau (ḥâtam) aux nabiyyū n-prophètes et aux rusul-messagers”.
Or, nous savons que le cœur du message proto-islamique ‒ attesté par de nombreux ḥadīṯ-s ‒ était l’annonce de la redescente imminente du Messie-Jésus. Ici, l’objet de l’annonce est d’affirmer que l’islam est la nouvelle religion qui vient achever les deux révélations précédentes ; cet objet théologique est beaucoup plus tardif. Le mot ḥātamest employé dans le sens d’achèvement ou fermeture (fermer les cœurs ou les oreilles, ou une amphore[45]). Pour le christianisme, c’est Jésus qui ferme les prophètes. Vouloir transposer cet attribut à Muḥammad relève de discussions clairement postérieures aux strates originelles du texte coranique. L’hypothèse la plus probable est que, lorsque l’insertion actuelle à Q.61:6 a été substituée à celle d’Ubbay, cette dernière a été transféré ici.[46]
En plus, il est dit que “Muḥammad n’a pas été (mā-kana) le père de quelqu’un (aḥad) parmi vos hommes” : ceci suggère un autre objet de discussion, contemporain ou non avec le précédent, mais en tout cas relatif à une question qu’on ne se pose qu’après la mort du personnage.
Peut-être pour cette raison, beaucoup de commentateurs ne disent rien de ce verset 40 (ou alors ils parlent seulement de la fermeture de la succession des prophètes). Le Tafsīr al-ǧalalayn se risque à expliquer qu’il ne peut plus y avoir de prophète après Muḥammad, vu qu’il n’a pas eu de fils ‒ mais cette interprétation renverse la phrase. Ceci étant, ce commentaire reflète une réalité historique : il y a eu effectivement de vives discussions relatives à la persistance du prophétisme parmi des descendants (chiites) de Muḥammad.
Vraisemblablement, une première interpolation disait : “Muḥammad est le messager de Dieu et le sceau des Prophètes ; Dieu est en toute chose savant” (33:40b-c) ‒ à laquelle s’est ajoutée : “n’a été le père de personne parmi vos hommes” (40a). Ainsi, en son état final, ce verset est venu dire opportunément que, même si l’on pouvait être prophète de père en fils, il n’y a de toute façon plus de prophète après Muḥammad. La question est réglée.
Tout indique que ce verset 33:40 mentionnant Muḥammad relève
intégralement d’interpolations tardives.
-
Le dernier (et long) verset de la sourate 48 La Victoire (al-fath) commence par ces mots : “Muḥammad est le messager-rasūl de Dieu” (Q.48:29). Une soudaine affirmation. Curieux ?
Au verset 26, on lit :
v. 26a: “Quand ceux qui ont recouvert (kafarū) eurent mis dans leurs cœurs la fureur ‒ [la] fureur de la ǧāhiliyyah [= un badal ou apposition, introduisant un mot signifiant état d’ignorance] ‒
v. 26b: alors Dieu fit descendre sa Sakīna (présence divine, hébreu šɘḵīnāh) sur Son Messager (rasūl) ainsi que sur les croyants [etc.]”.
Le mot ǧāhiliyyah est un concept fabriqué à partir de ǧahl, ignorance ‒ en français on dirait : ignorantisme ou état d’ignorance . Ce mot abstrait apparaît ici dans une apposition très douteuse et maladroite (répétant le mot fureur), et les trois autres occurrences coraniques de ǧāhiliyyah sont tout aussi suspectes ![47] De plus, toutes quatre sont supposées qualifier les Arabes préislamiques qui auraient vécu dans l’ignorance du polythéisme : il s’agit typiquement d’une invention d’un développement légendologue [48] tardif.
Et, bien sûr, les deux mots de l’apposition (ḥamiyyata l-ǧāhiliyyati) suffisent à changer le sens du verset 26. Car si l’on supprime ce badal, le verset ne parle plus des Arabes mais des juifs, et le Messager du verset ne peut plus être Muḥammad : il s’agit nécessairement de Moïse ou plus probablement de Jésus.
En plus de cal, le verset 29 vient affirmer que le rasūl Allah, ce n’est ni Jésus ni Moïse, c’est Muḥammad ! Les commentateurs craignaient-ils que beaucoup ne comprennent pas le badal avec le mot si abstrait ǧāhiliyyah au verset 26 ‒ un mot qui n’existait assurément pas dans le vocabulaire des Arabes nomades, mais qui devait faire penser à Muḥammad à cause du contexte arabe mecquois de sa légendologie ‒? C’est encore mieux quand on le dit.
Un badal + une affirmation sur qui est le « rasūl » viennent rediriger le sens du texte = de claires indications de manipulations. Elles démontrent que 48:29a portant une mention de Muḥammad est une interpolation.
Si le lecteur veut s’épargner l’analyse des autres interpolations de ce verset 29, il peut passer directement au chapitre 7.
***
En fait, c’est la totalité du verset final 29 qui est une (longue) suite d’interpolations, et d’abord 29b :
“Ceux qui sont avec lui [Muḥammad] sont durs aux kafirūn,
miséricordieux entre eux.
Tu les verras s’incliner,
se prosterner (rk‘, sǧd), recherchant de Dieu grâce
et agrément. Leur marque est sur leur visage la trace de
prosternations (suǧūd). Voilà l’image que l’on
donne d’eux dans la Torah” (48:29b – trad.
Hamidullah).
On ne trouve pas ce couple rk‘-sǧd dans la Torah mais un autre au sens approchant, qdq-ḥwh, s’agenouiller-se prosterner (Gn 24:36.48 ; Ex 4:31; 12:27; 34:8) ‒ un auteur perse pouvait faire cette erreur, non un juif ou un chrétien araméen. Il faut chercher en dehors de la Torah pour trouver ces racines.
Deux psaumes (22:30 et 95:6) et le 2e livre des Chroniques présentent le couple kr‘ (métathèse de rk‘) et ḥwh (au lieu de sǧd) ‒ dans ce livre, on trouve en plus une allusion au visage qui touche le sol : “ils virent... la Gloire de Yhwh ... ils s’inclinèrent (kr‘) la face contre terre sur le pavé et se prosternèrent” (2Ch 7,3). Quant à la racine sǧd, elle est employée par Isaïe, mais pour désigner la prosternation devant une idole faite de main d’homme, spécialement dans ce passage : “Ils se sâǧad et se ḥâwâh” (Is 46,6). Bref, 48:29b est un bricolage par quelqu’un qui connaît vaguement la Bible.
La suite du verset sera-t-elle plus fiable ?
“[Voici] la parabole sur eux [qui suivent Muḥammad] dans l’inǧîl : [Ils sont] comme le grain qui, ayant sorti ses pousses, leur donne force, en sorte qu’elles grossissent, se tiennent droites sur leur tige, faisant le plaisir du semeur” (48:29c ‒ trad. Blachère).
Il s’agit d’une citation elle aussi très approximative, tirée de l’évangile selon Marc 4:26-29 [49] . Elle est censée prouver que les musulmans sont annoncés dans l’inǧîl, l’évangile au singulier, mais lequel des quatre ? Ici, c’est manifestement Marc, mais partout ailleurs, les allusions renvoient à Matthieu. La remarque précédente s’impose à nouveau : 48:29c est également un bricolage.
La fin du verset se lit ainsi :
“Afin qu’Il fasse enrager les kafirūn par les croyants ! Dieu promet à ceux d’entre eux qui croient et font bonnes œuvres, pardon et énorme salaire” (48:29d – trad. Hamidullah).
On peut en retrouver les éléments à différents endroits du Coran.
Cette sourate présente bien d’autres problèmes, par exemple aux versets 8-9a :
“Nous t’avons envoyé comme témoin ... afin que vous croyiez en Dieu et son rasūl” (Q.48:8-9a).
Si Muḥammad est désigné par le "tu", il ne peut pas être le rasūl de Dieu dans cette phrase – quelqu’un d’autre est ce rasūl ! Le problème est si réel que Hamidullah a mis « et son rasūl » entre crochets comme s’il s’agissait d’un possible ajout ![50]
Le verset 28 indique que Dieu a “messagé (arsala) son rasūl avec la voie (huda) et le jugement (dīn) de vérité” ; mais selon Q.5:46, ce messager-rasūl est ‘Isā -Jésus : “Nous lui [à ‘Isā -Jésus fils de Marie] avons donné l’inǧīl où il y a voie (hudā) et lumière”.
Bref, si le verset final de cette sourate ne venait pas affirmer abruptement “Muḥammad est le messager de Dieu”, il y aurait lieu de croire vraiment que le rasūl de Dieu est Jésus (ailleurs quelquefois Moïse, selon le contexte des strates originelles, ou exceptionnellement un autre).
***
Il apparaît que le texte originel de la sourate 48 se terminait au verset 28 : “Dieu suffit comme témoin.” Il n’y a pas de mention originelle du nom de Muḥammad dans cette sourate La Victoire .
Plus de soixante ans ont passé depuis la publication du Coran par Régis Blachère en 1949. Les pistes qu’il a ouvertes auraient-elles pu porter des fruits plus tôt, notamment en matière d’exégèse coranique et en particulier concernant les mentions du nom du « Prophète » de l’Islam dans le texte ?
Peut-être. Mais au moins cinq obstacles entravaient l’avancement de la recherche :
1. D’abord, le poids du passé. Nous connaissons tous la voie sans issue suivie par l’islamologie dominante, à la suite de Theodor Nöldeke. À la fin du XIXe siècle, il faisait partie de ces personnalités savantes qui s’efforçaient de donner la présentation la plus rationnelle possible au discours islamique traditionnel sur Muḥammad et le Coran, mais sans jamais questionner la valeur fondamentale de ce discours. Au cours du XXe siècle, nous savons que cette attitude islamologique conformiste a même conduit à la dissimulation intentionnelle de microfilms d’anciens Corans pendant plus de quarante ans [51], et c’est le cas encore de quelques manuscrits.
2. Le deuxième obstacle à surmonter était d’analyser un phénomène aussi complexe que l’émergence de l’Islam, sur plus d’un siècle. De multiples compétences étaient nécessaires, ne serait-ce que pour l’exégèse coranique, y compris la géopolitique. Ainsi fallait-il voir clair dans une multitude de domaines, une tâche qui est loin d’être terminée, et coordonner les résultats des différentes études. Outre du temps, cela exige de maintenir une bonne communication entre les chercheurs sérieux impliqués, et aussi avec des vulgarisateurs. Tout cela demandait des structures de soutien durable. Sur ces points essentiels, les difficultés se sont avérées énormes, et le cinquième obstacle à surmonter n’est pas sans rapport avec un tel état de fait.
3. Mais il faut mentionner également une difficulté liée à la démarche personnelle de l’islamologue, souvent marquée par une confusion relative au christianisme qui mélange deux positions religieuses opposées : ce n’est pas la même chose d’une part d’attendre puis de croire en la visite de Dieu (parmi les juifs avant Jésus puis parmi les juifs-chrétiens, et ensuite attendre une « seconde visite », ce que l’islam a conservé), et d’autre part de diviniser un homme (à la mode païenne). C’est sur l’idée que le christianisme aurait « divinisé » Jésus, que les fondements de l’islam ont été imaginés a priori : l’islam serait soit une réponse (donnée ou non par Muḥammad) à des discussions christologiques, soit la continuation d’une mystérieuse foi arabe qui serait restée « pré-nicéenne ». Cet a priori trompeur a longtemps empêché de percevoir le lien historique cohérent entre le proto-islam et la première déviation messianiste du christianisme, transmise par les judéo-nazaréens aux Arabes du VIe siècle (et à d’autres auparavant déjà).
4. Les conséquences de cet a priori se sont fait sentir aussi dans l’exégèse du texte coranique ‒ c’est la quatrième difficulté. Même Le Coran des historiens (2019) n’ose pas sortir du cadre des représentations islamiques (islam arabe, rôle de Muḥammad, etc.), même s’il le met en question. En fait, depuis la synthèse de 2005 (voir ci-contre), très peu ont osé aborder les versets coraniques les plus « politiquement incorrects »: ceux qui mentionnent le nom de Muḥammad. On ne peut que déplorer que les démonstrations faites ici de ces mentions comme interpolations aient été très occultées. [52] Le temps est venu d’oser.
5. Le cinquième obstacle est primordial : l’opposition de divers intérêts, parfois impliqués directement dans la volonté d’imposer la charia aux juridictions d’Europe occidentale. Pour empêcher la recherche, les principaux prétextes invoqués sont la préservation de la paix et la valeur magique attribuée au « dialogue multiculturel ». Alors qu'en fait, c'est tout le contraire qui est vrai : la recherche contribue efficacement à la paix en désarmant les justifications des plus fanatiques. Malheureusement, cette fausse opposition a trouvé un soutien parmi des dirigeants protestants ou catholiques. Cette situation n’est pas nouvelle, elle dure depuis longtemps ; mais il s’agit d’un problème crucial.
Nous devons oser affirmer que les recherches islamologiques sont essentielles pour l'avenir.
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Suite à la destruction-reconstruction systématique du centre de La Mecque – qui n’a rien révélé d’antérieur au 9e siècle, ce qui est curieux pour une ville supposée dater d’Abraham ou au moins de Muḥammad – , plus aucun Saoudien ne croit rationnellement que cette ville ait été le point de départ de l’islam. Au reste, c’est à tous les points de vue que les chercheurs (qui peuvent parler librement) tiennent l’histoire pré-islamique de La Mecque pour une invention.
Il convient de signaler ici les recherches de Dan Gibson (Quranic Geography, voir www.download-genius.com/download-k:Quranic+Geography+Dan+Gibson.pdf.html?aff.id=2338&aff.subid=77). Remarquant que les directions de prières (ou qibla-s) des mosquées anciennes ne pointent vers La Mecque qu’après 725 (et il faut même attendre 822 pour voir toutes les nouvelles mosquées pointer en ce sens), Dan Gibson, s’est intéressé aux mosquées antérieures à 725, dont beaucoup paraissent orientées vers… Pétra en Jordanie. Est-ce suffisant pour conclure que Pétra était la capitale véritable de l’islam naissant ? En fait, Gibson éclaire plutôt l’histoire de l’anti-calife Al-Zubayr, opposant de ‘Abd-al-Malik : il est impossible que La Mecque, un lieu perdu et aride, lui ait servi de base arrière. Mais bien Pétra ! La situation de Pétra était idéale en tant que lieu facile à défendre et d’où l’on peut attaquer Damas. Dans le désarroi lié à l’abandon de la qibla première vers Jérusalem, il est pensable que les nombreux partisans de Al-Zubayr se soient orientés vers sa capitale (Pétra).
Rappelons encore que, si certaines qibla-s pointent plus au nord, nous pouvons chercher là aussi des candidats de qibla provisoire possible, par exemple le mont Abu Qobays. Le nom de ce mont a été transféré au bord de la cuvette mecquoise, mais il s’agit d’abord d’un mont du nord de la Syrie dont le sommet portait un sanctuaire d’Abraham (selon une source islamique perse [53]). Près de là se trouve un autre mont, Abu Ka‘ ba – un nom qui n’a rien à voir avec cube mais avec un patronyme local ancien –: c’est manifestement l’origine de l’appellation du cube mecquois. Rappelons enfin que l’on trouve dans cet environnement immédiat une rivière et un caravansérail dits « de Quraysh »[54] .
Table des matières :
1- Approches préalables nécessaires . 2
1.1 La nécessité d’approches globales . 3
1.2 Visions réductrices et (re)découvertes récentes . 4
1.3 Vers une nouvelle compréhension du Coran. 7
2- Strates originelles : Q. 61:6 et lexique de lecture. 8
2.1 La signification originelle de l’expression « Gens du Livre ». 9
3- Q. 47:2 Qui sont les “bons” et les “mauvais” juifs ?. 13
3.1 Une structure originale très convaincante. 13
3.2 Les « bons » et les « mauvais ». 14
4- Q. 3:144 ‒ Clore des contestations et des rêveries. 15
4.1 Le sens primitif de ḫalat en Q. 5:75. 16
4.2 Inna-mā : non une restriction mais une certitude. 17
4.3 Muḥammad monté au Ciel à la fin de sa vie sur terre ?. 18
5- Q. 33:40 ‒ Contre une revendication de prophétisme. 20
5.1 Un problème de coucherie avec la belle-fille ?. 20
5.2 Reprendre l’insertion en 61:6 selon ‘Ubayy. 21
6- Q. 48:29 ‒ Un patchwork de théologie islamique. 23
7- Conclusion : nouvelle lecture du Coran et obstacles à surmonter. 25
[1] Antoine Moussali (1920-2003), prêtre libanais, avait même donné des cours d’arabe à la télévision algérienne – du moins tant que sa qualité de chrétien n’était pas apparue − et il avait également enseigné les moines de Tibhirine, assassinés en 1996 au cours de la guerre civile qui ravagea l’Algérie de 1990 à 2000. Antoine M. s’était réfugié à temps en France.
[2]
Voir Moussali Antoine, « Interrogations d’un ami
des musulmans », in Coll. sous la direction d’Annie
Laurent, Vivre avec l’Islam ? Réflexions chrétiennes
sur la religion de Mahomet, Paris, éd. Saint-Paul, 1996 (1ère
édition), p.228-256.
On peut lire l’article sur
https://deliretotalenligne.wordpress.com/2017/06/15/livres-gratuits-ebooks-vivre-avec-lislam-reflexions-chretiennes-sur-la-religion-de-mahomet-en-ligne
; on trouvera une étude sur le sujet :
www.lemessieetsonprophete.com/annexes/Ahl-al-Kitab_%27gens-du-livre%27.pdf.
[3] Toutes les expressions « et /ou [les] nazaréens » (wa / aw an-naṣāra) sont des interpolations (souvent perceptibles à l’audition) dont le but est de donner à naṣāra le sens de chrétiens (car après yahūd, le terme peut difficilement signifier autre chose) : Q. 2:111 (ou n.); 2:113 (avec la suite: « et les n. disent : les juifs ne tiennent sur rien »); 2:120 (et les n.); 2:135 (ou n.); 2,140 (ou n.); 5:18 (et les n.). Au verset 2:135, l’introduction de aw an-naṣāra après « soyez juifs » amène à lire que les « fils d’Abraham » (cf. 2:133) recommandent d’être juifs (hūd c’est-à-dire d’ethnie juive) ou chrétiens. Sans l’ajout, le verset se lit : « Ils (les fils d’Abraham) ont dit : Soyez juifs, vous serez sur la bonne voie. Dis : Non, [suivez] la religion (millah) d’Abraham, en hanîf-s” (2:135). Il redevient sensé comme appel à la foi.
[4] Voir excursus.
[5] Nous nous basons sur les ouvrages suivants : Ilaria Ramelli, Pierre Perrier, Jean Charbonnier et Coll., L’apôtre Thomas et le christianisme en Asie, actes du colloque de Paris, éd. AED 2013 ; Pierre Perrier, L’Apôtre Thomas et le Prince Ying, éd. Jubilé, 2012 ; Marion Duvauchel, La chrétienté disparue du Caucase, histoire eurasiatique du christianisme, 2019 ; A.E. Medlycott, India and the Apostle Thomas, India, 1905 ; Yevadian Maxime, Mik'ayel Tch'amtch'ian, l'inventeur de la date de conversion de Tiridate III le Grand au Christianisme, in Jubilé de l'Ordre des Pères mékhitaristes, Lyon, Sources d'Arménie, 2017, pp. 105-110 ; Mani et L’Arménie, in Haigazian Armenological Review, 2011, vol. 31, pp. 405-412 ; Le Catholicos arménien Sahak III Dzoroporetsi et l’Église de Chine, in Actes du Colloque de Paris des 30 décembre et 1er décembre 2012, éd. AED, Paris, 2013, pp. 123-166 ; Johnson Thomaskutty, Saint Thomas the Apostle: New Testament, Apocrypha, and Historical Traditions, Bloomsbury, 2018 ; T. Zachariah Mani, Charition Greek Drama and the Christians of Kerala, Kochi, 2013.
[6] Il faudrait approfondir notre connaissance des textes syro-araméens, et en particulier des évangiles, dont certains disent qu’ils ont été composés par Raboula, Evêque d’Edesse de 412 à 435 : auparavant, les chrétiens araméophones de la Syrie romaine et surtout de la Grande Eglise de l’Orient (Empire parthe et bien au-delà) n’auraient pas eu d’évangile ! Signalons au passage cette remarque d’Eusèbe sur l’historiographe Hégésippe écrivant vers 150, qui « fait quelques citations de l’Évangile selon les Hébreux et de [l’Évangile] syriaque » (Hist. Eccl., IV, 22). Derrière cette question se profile celle de la primauté des textes grecs du Nouveau Testament, répartis en sept familles irréductibles de manuscrits, sur les textes araméens, ne formant qu’une seule famille (dans laquelle s’inscrivent le manuscrit latin Brixianus), si ce n’est pas l’inverse. Sur le web, on trouve encore trop peu de comparaisons textuelles entre « le texte grec » (harmonisé par Nestlé-Alland et successeurs) et le texte des Chaldéens imprimé en 1896 ou l’édition critique syro-araméenne établie en 1905 en Angleterre.
[7] Non seulement l’obligation était faite aux prêtres syriaques de célébrer en grec, mais le nom même de leur communauté a été hellénisé : krīstyonē au lieu de mešiḥoyē – cf. Christelle Julien et Florence Julien, Aux frontières de l’iranité : « nasraye » et « kristyone » des inscriptions du mobad kirdir : enquête littéraire et historique, in Numen vol. 49, Brill, 2002, pp. 282-335.
[8] Philon d’Alexandrie, Légation à Caïus, trad. Delaunay, Paris, Didier, 1870, p.310 (§ 118).
[9] Si l’on en croit les Actes des apôtres (18,24-25), un ancien disciple de Jean le Baptiste, Apollos, originaire d’Alexandrie, parcourait l’Asie mineure autour des années 44 pour parler du Christ – c’est Paul, à Antioche, qui lui parla du baptême dans l’Esprit Saint dont il n’avait pas entendu parler (cela ne s’invente pas). Cet Apollos n’avait donc encore rencontré aucun des apôtres ni aucun de leurs disciples mais, dit cependant le texte, “il avait été instruit de la voie du Seigneur” ; à Alexandrie ?
[10] Cf. le tome I de Le messie et son prophète, éd. de Paris, 2005, en particulier le « dossier essénien » (pp. 39-307) . Les manuscrits dits de la mer Morte sont d’époques très différentes, et les plus récents datent d’avant 135 (et non pas d’avant 70).
[11] Pour rappel, les Chrétiens de ce temps étaient très majoritairement des juifs. Plus encore: selon ce qui ressort de ce schéma représentant la population mondiale et la population juive à travers les siècles, élaboré sous l’autorité du Rabbinat de New York (www.akadem.org/medias/documents/--evolutionfinal.pdf), plus de la moitié de ceux qui sont reconnus comme « juifs » par le mouvement pharisien-rabbinique aurait disparu au cours du 1er siècle – ce qui est très curieux car la « première guerre juive » (66-70) n’a fait que peu de victimes, et essentiellement en Judée (et les Hébreux vivaient déjà majoritairement hors de la Terre Sainte). Pourquoi alors ce déclin soudain de population ? Doit-il être mis en rapport avec l’adhésion de nombreux juifs au message des apôtres, spécialement parmi les communautés présentes un peu partout dans l’ancien monde, y compris en Chine ?
[12]
C’est la totalité des livres en araméen, langue
officielle de l’empire perse, ainsi que les autres, qui furent
l’objet d’une destruction systématique :
« Cependant, quand les musulmans eurent conquis la Perse et mis la
main sur une quantité innombrable de livres et d’écrits
scientifiques, Sa‘d Ibn Abi Waqqās écrivit à
‘Umar Ibn al- Ḫaṭṭāb pour lui demander
des ordres au sujet de ces ouvrages et de leur transfert aux
musulmans ? ‘Umar lui répondit : « Jette-les à
l’eau. Si leur contenu indique la bonne voie, Dieu nous a
donné une direction meilleure. S’il indique la voie de
l’égarement, Dieu nous en a préservés. »
Ces livres furent donc jetés à l’eau ou au feu,
et c’est ainsi que les sciences des Perses furent perdues et
ne purent parvenir jusqu’à nous. » (Ibn Khaldūn,
Le Livre des Exemples, T. I, Muqaddima VI, Gallimard, novembre 2002,
p. 944).
[13] Mohammad Ali Amir-Moezzi,qui a dirigé avec Guillaume Dye Le Coran des historiens (Cerf, 2019, 3408 pages), souligne très fortement cette attente comme en témoigne par exemple cette vidéo https://youtu.be/HMzkT9nSgbc?t=3597.
[14] Littéralement : entre mes mains, arabe : bayna yadayya. Conjointement à bayna yadayh i ‒ entre ses mains ‒, cette expression simple est rendue habituellement, par les commentateurs et traducteurs, respectivement par : avant moi et avant lui. Mais Mondher Sfar a démontré que “mṣdd q n l-mā byn ydy-” ne pouvait pas être lu comme : “justifiant ce qui est avant lui” mais comme “conformément à [justifié par] ce qui est entre ses mains”.
Evidemment, ce n’est pas ce qui suit qui confirme ce qui précède, mais l’inverse. Simplement, le Prophète de l’Islam ne peut pas être justifié par ce qui précède (rien ne l’annonce), donc, au 9e siècle, mṣddqn a été voyellisé à la forme active (muṣaddiqan) au lieu de la forme passive (muṣaddaqan) : Muḥammad est dit confirmer ce qui le précède.
Mais ce tour de passe-passe ne marche pas par exemple avec le verset 35,31 : “Ce que Nous te révélons du Livre, c’est cela la Vérité, confirmation de (muṣaddiqan li) ce qui se trouvait déjà avant ceci” ‒ le traducteur Hamidullah explique en note que “avant ceci signifie avant le Coran, c’est-à-dire la Bible” (Le saint Coran, p.576) ; une révélation confirmerait-elle sa source ? M ondher Sfar traduit à juste titre : “est la vérité conformément à ce qui se trouve en Sa possession [la Torah céleste qui est entre les mains de Dieu]” (Le Coran est-il authentique ?, Paris, Sfar/ diff. Cerf, 2000, p.19). Manifestement, il convient de rendre “mṣddqn l-m mā byn ydy-” par “justifié en vertu de (li) ce qui [est] entre … mains”, et non pas par “confirmant ce qui est avant … ”. Cf. Gallez, Le messie et son prophète, vol. II, p. 38, n. 928 ; p. 152, n. 1133 and annexe D3, pp. 461-474.
[16] Frank van der Velden a objecté que ce verset 6 serait alors trop court comparé au verset 5, mais le verset 4 est tout aussi court (van der VELDEN Frank, Kotexte im Konvergenzstrang – die Bedeutung textkritischer Varianten und christlicher Bezugtexte für die Redaktion von Sure 61 und Sure 5:110-119, in Oriens Christianus,Wiesbaden, Harrassowitz Verlag, n° 92, année 2008, p.137-138).
De plus, il faut envisager que le verset 6 a pu être
amputé, et que la partie enlevée concernait le retour
(matériel) du « Messie-Jésus » −
cette raison d’omission joue aussi pour la finale originelle
de la sourate 4 : celle-ci devait parler du retour du Messie
juste après avoir parlé de son enlèvement
(4:157). Toutes les traditions musulmanes ont gardé le
souvenir vivant de ce retour, mais il a pu indisposer le pouvoir
omeyyade à un certain moment.
Ainsi, le texte originel
du verset 6 en hypothèse longue a pu être par exemple
ceci :
« Quand Jésus, fils de Marie, dit :
Enfants d’Israël ! Je suis le messager de Dieu
envoyé vers vous,
et je suis justifié en vertu de
la Torah [qui est] entre vos mains [et] qui m’a annoncé
comme Messie par qui Dieu soumettra la terre. Mais une partie
d’entre eux mécrut / et quand il vint avec des signes
évidents,
[et] ils dirent : Ceci est de la sorcellerie évidente ! ».
[17] Il importe peu que 6f fasse partie ou non du verset originel, les deux options sont possibles.
[18] L’accusation de sorcellerie se lit dans les Tōldōṯ Yéšu (une compilation juive remontant au 2 e siècle) ou, de manière plus concise, dans le Talmud (Sanh. 43a) : « A la veille de la Pâque, on pendit Jésus... il avait pratiqué la magie ».
Un autre passage coranique se fait d’ailleurs l’écho
de cette accusation, mais de manière positive : « Quand
tu pétrissais de glaise une figure d’oiseau ! Puis
tu soufflais dedans ; puis par Ma permission, elle devenait
oiseau » (Q. 5:110b – trad. Hamidullah
).
Ce verset Q. 5:110b expose quatre signes merveilleux que
Jésus aurait opérés, dont l’un, celui des
oiseaux rendus vivants, se lit dans deux apocryphes connus
(l’évangile de l’enfance et l’évangile
de Thomas). La source de ces deux apocryphes pourrait être un
texte rabbinique du début du 2 e siècle,
qui vient d’être retrouvé ; il se présente
comme étant le procès de Jésus devant le
Sanhédrin, reprenant tous les poncifs anti-chrétiens
circulant en milieu rabbinique à l’époque. On
peut y lire : « Il leur fit apparaître des
simulacres de créatures ailées qu’il fit
voler »” (Genot--Bismuth Jacqueline Lise, Israël,
Edom, Ismaël. Les Craignant-Dieu, St-Pétersbourg,
Evropéïsky Dom, 2004, p.29).
[19] « Mais les Pharisiens, entendant cela, dirent : Celui-là ne chasse les démons que par Béelzéboul, le chef des démons » (Mt 12:24 || Marc 3:22 ; Luc 11:15).
[20]
Voir aussi : “Parmi ceux qui sont des juifs pratiquants,
[certains] falsifiaient la Parole quant à ses sens” (Q.
4:46).
“Dieu jugera entre eux au jour de la Résurrection
sur ce que [dans le Livre] ils ont remplacé” (Q.
2:113).
“Puis, les prévaricateurs des leurs
changèrent (baddala) en une autre la parole qui leur était
dite” (Q. 7:162).
[21]
La racine kfr apparaît 491 fois dans le Coran précisément
pour caractériser les Yahūd. En effet, l’expression
al-kāfirūn, les recouvreurs, apparaît 159 fois (dont
5 au singulier) et équivaut à al-laḏina kafaru,
ceux qui recouvrent – 299 fois –, c’est-à-dire
qui font des actes de kufr − 33 fois. Total : 491 !
Le « péché » de kufr leur
vaudra le Feu éternel, cf. “Ceux qui kafarent …
le feu sera leur séjour éternel” (Q. 47:12).
“Ceux qui kafarent et empêchent du sentier de
Dieu, puis meurent tandis qu’ils kafarent, Dieu ne leur
pardonnera pas” (Q.47:34). Voir aussi 5:68 (kufr), etc.
[22] “ Ô gens du Livre, pourquoi kafarez-vous les signes de Dieu alors que vous êtes vous-mêmes témoins ? Ô gens du Livre, pourquoi mélangez-vous le vrai avec le faux et cachez-vous le vrai, alors que vous savez ?” (Q. 3:70-71).
[23] Christelle Jullien et Florence Jullien, op. cit.
[24]
La racine kfr se rapporte exclusivement aux Yahūd. Cependant, il semble
qu’au seul verset Q.5:17.73, elle se rapporte aux chrétiens.
Si l’on tient ces deux versets pour authentiques, on peut
penser à des raisons d’ironie basée sur le sens
de la racine kfr (recouvrir). Mais il y a des arguments pour les
tenir pour des manipulations grossières destinées à
brouiller les repères du lecteur : à la place de
“Laqad kafara l-ladīna
” (Vraiment recouvrent ceux qui...),
il faudrait lire évidemment :
“Laqad ašraka
l-ladīna
” (Vraiment associent ceux qui disent que le Christ est
Dieu [v. 17 ] / que Dieu est le troisième de trois [v.
73 ]”.
Il est également pensable que ces
passages soient ou fassent partie d’interpolations.
[Cette note reprend la note 1278 du Messie et son prophète, tome II]
[25] Selon le rabbinisme, les chrétiens n’ont pas reçu la Bible, ils seraient plutôt des voleurs d’héritage, ainsi qu’on peut le lire dans la Mišna (Sanhédrin 57a) : “Rabbi Yohanan a dit : Un idolâtre qui s’occupe de l’étude de la Tôrah mérite la mort, ainsi qu’il est dit : C’est à nous que Moïse a prescrit la Tôrah en héritage [Dt 33,4]” (Rabbinat français, La guemara, Sanhédrin, Keren Hasefer, 1974, p.287).
[26] En sens inverse de la note 24, la racine šrk (associer) se rapporte exclusivement aux chrétiens. Cependant, il semble qu’en Q.6:136-137, elle se rapporterait aux Yahūd,, mais ceux qui sont visés ici sont leurs ancêtres hébreux du temps des Juges et des Rois qui s’étaient conduits comme des idolâtres, ce que le traducteur Hamidullah a bien vu − voir les paragraphes 3.1.3.6 du Messie et son prophète, tome II.
[27]
Avant notre ère, en araméen, un sens second de la
racine de base kfr était apparu : recouvrir un fait
(ou une parole), donc le passer sous silence, c’est-à-dire
le taire mais donc aussi nier ou même être ingrat (s’il
s’agit d’un bienfait nié, à la forme
emphatique). C’est ce qu’expriment les quelques
vingt-six occurrences de cette racine dans les évangiles en
araméen ; en voici les principales :
Lc 6,35 : « Car Il est bon, Lui, pour les kafūrē’
(ingrats) et les méchants ».
Lc 8,45 : Jésus
demanda : « Qui m’a touché ?». Comme tous
kfr (niaient), Pierre dit : …
Lc 22,57 : [Pierre] kfr (nia) : « Femme, dit-il, je ne le connais
pas ».
Mt 10,33 : « Quiconque m’aura kfr
(tu), moi aussi je le kfr (tairai) devant mon Père des
Cieux ».
Mt 16,24 : « Si quelqu’un veut
venir à ma suite, qu’il kfr son âme »
Mt 26,34.75 : « Cette nuit même, avant que le coq chante,
tu m’auras kfr (dénié) trois fois ».
Jn 1,20 : « Comme tous le kfr (niaient)… »
[28] Voici la suite du passage (Q. 47:3c-12) – en italiques, les interpolations très probables −:
3c. C’est
ainsi que Dieu frappe leurs exemples aux gens.
4. Lors donc
que vous rencontrez ceux qui recouvrent, frappez-les aux cous. Puis,
quand vous les avez dominés, alors, serrez le garrot.
Ensuite, soit libération gratuite, soit rançon,
jusqu’à ce que la guerre dépose ses fardeaux.
4b. Voilà. Car si Dieu voulait, Il Se secourrait contre eux, mais c’est pour vous éprouver les uns par les autres. Et ceux qui seront tués (qutilū) [autre version : qatalū, auront été jusqu’à tuer] dans le sentier de Dieu, Il fera que leurs œuvres ne s’égarent pas.
5. Il les guidera et réformera leur être,
6. et les fera entrer au Paradis qu’Il leur a fait connaître.
7. Ô vous qui croyez ! Si vous secourez [= faites
triompher] Dieu, Il vous secourra et raffermira vos pas.
8. Et quant à ceux qui recouvrent, perdition pour eux, et Il
fera que leurs œuvres s’égarent.
9. C’est qu’ils ont de la répulsion, vraiment, pour
ce que Dieu a fait descendre. Il rend donc vaines leurs œuvres.
10. Ne voyagent-ils donc pas sur la terre pour voir ce qu’il est advenu de ceux d’avant eux ? Dieu les a détruits. Pareilles fins sont réservées aux recouvreurs.
11. C’est que Dieu est vraiment le Patron [Protecteur] de ceux qui croient, tandis que pour les recouvreurs, pas de patron.
12. Ceux qui croient et accomplissent des œuvres pies , Dieu les fera entrer dans des Jardins sous lesquels coulent les ruisseaux. Et ceux qui recouvrent , ils jouissent temporairement et mangent comme les bestiaux mangent ; et le Feu sera leur [lieu de] séjour.
[29]
Al-ǧannah (hébreu
gan): le jardin désigne la Terre Sainte d’une manière
messianique et eschatologique :
“Yhwh a pitié
de Sion,… Il va faire de son désert un Eden, et de sa
steppe un Jardin (gan) de Yhwh”
(Isaïe 51,3).
“On dira : Ce pays qui était
dévasté est devenu comme un Jardin d’Eden”
(Ezéchiel 36,35).
[30] Traduction basée sur celles de Blachère et Hamidullah . Celle que donnent et justifient Bonnet-Eymard et Hruby ne diffère pas quant au sens général (Le Coran…, t. II, p.120).
[31] En arabe classique, ḫala a pris ce sens de passer mais reste peu usité sinon dans des expressions comme : ḫala l-makāna , débarrasser le plancher, ou encore ḫala makāna-hu, laisser sa place, c’est-à-dire être mort (Antoine Moussali).
[32] La racine arabe ḫlw correspond très exactement à l’hébreu ḥāla’ ou ḥālah, חלא ou חלה, être ou tomber malade ou faible, défaillir (w vaut pour ’ ou h ou y et inversement, selon des transformations consonantiques classiques).
[33] Les occurrences du verbe ḫalā dans les sourates 2 (Q.2:134 || 141) et 3 suffisent à montrer que son sens est bien celui de défaillir. Exemples :
En Q.2:14b, il est sans doute poétique de traduire : “quand ils se trouvent seuls (halaw) avec leurs diables”, mais il est moins délirant de s’en référer à l’hébreu (l’hébreu šāṭān signifiant d’abord adversaire) : “lorsqu’ils sont défaillants vis-à-vis de (ilā, vers) leurs adversaires (šayāṭīni)”.
En Q.2:76, le traducteur Hamidullah fantasme : “une fois seuls entre eux” là où il est littéralement écrit : “lorsque leur parti (ba‘ḍu-hum) a défailli (ḫalā) vis-à-vis de (ilā) un [autre] parti (ba‘ḍin)”.
En Q.3:137, il est trompeur de traduire : “Avant vous, des situations ont passé”, ce qui ne s’accorde pas du tout avec ce qui suit ; il faut traduire littéralement : “Une tradition (sunanun) a défailli avant vous”. Etc.
[34] C’est le langage qu’on trouve plusieurs fois dans l’évangile selon Mt : “Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés” (Mt 23,37 ; voir aussi 23,12.31).
Ou encore dans la parabole des vignerons homicides :
“[Le maître de la vigne]... envoya ses serviteurs…
Mais les vignerons se saisirent de ces serviteurs, rouant l’un
de coups, tuant l’autre, lapidant un autre encore. De nouveau,
il envoya d’autres serviteurs, plus nombreux que les premiers
et ils les traitèrent de même. Finalement, il leur
envoya son fils, en se disant : Ils respecteront mon fils. Mais
les vignerons, en voyant le fils, se dirent entre eux : C’est
l’héritier. Allons, tuons-le et ayons son héritage...
” (Mt 21,34-38).
[35] Correspondance personnelle. « Dans inna-mā (qu’il faudrait lire selon le syriaque ēn-mā et non pas inna-mâ), la première particule ēn, signifiant oui, si, assurément, est employée pour confirmer une proposition. La seconde particule mā comporte également plusieurs nuances, dont le renforcement de la première, si bien que la double conjonction ēn-mā signifie d'abord assurément, certes. C ette locution conjonctive dans le Coran peut aussi avoir le sens de toutefois. »
[36] De nombreuses autres manipulations entachent ce verset 4:171 ‒ toute sa seconde partie (b) est une interpolation destinée à corriger ce qui est affirmé en 171a :
“Ô gens du Livre, ne vous trompez pas dans votre jugement (Christoph Luxenberg, selon le syro-araméen). Ne dites sur Dieu que la vérité. Que oui le Messie-Jésus fils de Marie est le messager de Dieu, Sa parole qu’il envoya sur Marie et un souffle [de vie venu] de Lui ! Croyez en Dieu et à ses messagers ‒ ou : à son Messie !” (4:171b-e).
En effet, une traduction syriaque assurément antérieure au 10e siècle ne donne pas à lire “Dieu et ses messagers” mais “Dieu et son Messie”, ce qui est plus cohérent (cf. Mingana Alphonse, An ancient Syriac Translation of the Kur’ân exhibiting new Verses and Variants, Manchester / London, University Press / Longmans, Green & Co., 1925, p.4.6.27.41 ). Cette traduction n’avait pas le moindre intérêt à induire ses lecteurs chrétiens en erreur, au contraire.
[37] A leur décharge, une confusion est possible s’ils connaissent également mal l’hébreu. En effet, différente de hala (חלא hly) par la seule troisième consonne, on trouve la racine hâlaf (חלף) qui signifie justement s’en aller, passer.
[38] Ce récit de la mort de Muḥammad se lit dans la Sîrah de Ibn HiŠÂm (cf. The life of Muḥammad, trad. Guillaume A., Karachi, Pakistan Branch of the Oxford University Press, [1958] 1965, p.683).
[39] Cf. Rabbath Edmond, Mahomet. Prophète et fondateur d’Etat, publications de l’Université libanaise n° 39, 2e éd., Beyrouth, 1989, p.230-231.
[40] Le Coran est-il authentique ?, Paris, Sfar/ diff. Cerf, 2000, p.37.
[41] Prémare A.-L. de, L’Islam comme monoprophétisme, in Vivre avec l’Islam ? Réflexions chrétiennes sur la religion de Mahomet, Ed. Saint-Paul, 1996, p.155.
On notera que, selon certains ḥ adith-s (cf. https://www.youtube.com/watch?v=mYoPQLHOa0A), Zaynab aurait été non seulement le nom de « l’épouse du prophète » mais aussi celui d’une épouse de Marwan, père de ‘Abd al Malik ; une autre épouse de ce Marwan se serait nommée Aïsha, nom d’une autre épouse de Muḥammad ; de plus, ce Marwan aurait eu une mère nommée Amina, comme le « Prophète ». Cela fait trois ressemblances avec ce qui est dit du Muḥammad de l’islam. Des coïncidences ?
[42] Prémare A.-L. de, Les fondations de l’Islam..., p.319.
[43] On peut déceler des genres littéraires très différents dans la sourate 33 : directif, énonciatif, psalmodique, exhortatif ou législatif. Le verset 40, qui se trouve quasiment au milieu de la sourate (on compte 39 versets avant et 32 après), est précédé des versets 35-39 au style énonciatif et suivi par le passage 41-44 au style psalmodique – dans le genre d’un psaume de louange (Antoine Moussali).
[44] Certaines occurrences de prophète-nabī sont douteuses, à savoir celle de Q.33:38a et deux des trois que compte le seul verset 50 (trois fois de suite, c’est vraiment trop) ; elles doivent sans doute se réduire à 7 avant Q.33:40 et à 6 ensuite. Les appellations de rasūl-messager et de nabī-prophète que Hamidullah distingue bien reviennent si souvent dans cette sourate 33, qu’il lui arrive une fois de prendre l’une pour l’autre : en Q.33:53, Hamidullah rend rasūl Allah par Prophète de Dieu, alors que partout ailleurs il traduit l’expression par messager de Dieu. Il y a de quoi s’y méprendre si l’on pense que la sourate 33 forme un tout et que la plupart de ces occurrences désignent Muḥammad, car pourquoi serait-il appelé une fois rasūl et une autre fois nabī sans raison apparente ?
[45] Q.2:7 ; 6:46 ; 45:23 ; 36:65 ; 42:24. En tous ces versets, Dieu est dit “sceller les cœurs” ou “les oreilles”. En Q.83:25-26, le verbe ḥatama a ce même sens de fermer (une amphore).
[46] Régis Blachère> indique : “Cette expression [sceau des prophètes] est, en Islam, un axiome théologique de valeur primordiale. Il ne se trouve cependant énoncé qu’ici, dans le Coran [en 33:40]. Voir toutefois 61:6 version B” [c’est-à-dire la version selon Ubayy] .
Certains ont dit que la qualification de « sceau des prophètes » aurait été empruntée au manichéisme. Comme l’a montré Guy Stroumsa (‘Seal of the Prophets’: the nature of a Manichean Metaphor, JSAI 7, 1986, pp. 61-74), aucune source n’indique que Manī se soit jamais affublé de ce titre, hormis Yazdanbath, un auteur manichéen écrivant au 2e siècle de l’Islam (donc trop tard pour être crédible). En réalité, le titre que se donnait Manī était celui de Paraclet (Παρακλήτος /Paraqlita en araméen) selon Eusèbe de Césarée (Hist. eccl. VII, 31,1), titre de l’Esprit Saint en Jn 14.
Avant Manī, Montan se l’était déjà appliqué : après “les théories montanistes”, il faut mentionner encore les théories “pauliciennes relatives à l’incarnation du Paraclet en Montan ou en Sergios” et “rapprocher… certains titres de Mani et de Mahomet”, indique Henri-Charles Puech (Le manichéisme, son fondateur, sa doctrine, Paris, Civilisations du Sud, 1949, note 250). « Sceau des prophètes » est un titre donné par les Pères de l’Eglise à Jean-Baptiste ‒ seul Tertullien l’applique à Jésus, avec une nuance de terme : Jean-Baptiste est dit Clausula prophetarum (PL 2, c.136), tandis que Jésus est dit Signaculum omnium prophetaru m (PL 2, c.612.630).
[47]
À savoir : 3:154, 5:50
et 33:33. Le co-texte du terme ǧāhiliyyah le rend éminemment suspect à chaque fois :
“Ceux-ci pensaient de Dieu l’invraisemblable –
la pensée de la ǧāhiliyyah-ignorantisme
‒” (Q.3:154 – trad. Hamidullah ;
Hamidullah et
Blachère
isolent ce badal hautement suspect entre tirets)
“Est-ce la ḥukmah de
la ǧāhiliyyah
qu’ils cherchent ?” (Q.5:50) : on a évidemment
ajouté au terme ḥikmah,
sagesse (le verset continue en parlant de la ḥkmh-sagesse
de Dieu !), le déterminatif “de la ǧāhiliyyah”,
et on a même changé une voyelle pour qu’on ne
puisse pas dire que l’ignorantisme était une sagesse !
Encore une apposition ajoutée.
“Demeurez dans vos
demeures [est-il dit aux femmes] ! Ne vous montrez pas ‒
comme on se montrait lors de la ǧāhiliyyah
ancienne ‒. Et établissez l’Office et
acquittez l’impôt…” (Q.33:33) : ce qui
est entre tirets est clairement un ajout également.
[48] Nous nous excusons pour le néologisme, mais ce mot de légendologie soudant légende à idéologie est le meilleur pour designer à la fois le développement idéologique des croyances islamiques, et l’utilisation de récits légendaires pour les faire passer. Cette légendo-logique veut que, si l’Islam est la troisième révélation qui n’est pas corrompue comme les deux précédentes, il faut que ceux qui la reçoivent aient été préservés ces deux premières… et donc soient des polythéistes ! Voir Le messie et son prophète (op. cit.), p. 179-265.
[49] “ Ainsi est le Royaume de Dieu : comme un homme qui jette de la semence en terre ; il va dormir et se lève, nuit après jour, et la semence pousse et croît sans qu’il le sache. La terre produit du fruit d’elle-même, d’abord de l’herbe, puis des épis, enfin les épis s’emplissent de froment” (Marc 4,26-28).
[50] Si l’on part de la lecture islamique qui fait de Muḥammad le rasūl principal du texte, on ne peut que s’étonner de ce changement de personnes grammaticales (2e / 3e singulier), assez fréquent dans cette sourate 48. A.-L. de Prémare notait : “Au stade de son élaboration finale, le Coran a été conçu et réalisé de façon à ce qu’on le lise en tant que Livre / Ecriture de Dieu, et jamais en tant que Livre de Mahomet. C’est la raison pour laquelle il s’y cultive un procédé de confusion entre les personnes grammaticales, dont le résultat est de neutraliser, chez le lecteur ou l’auditeur, la possibilité de prendre quelque distance par rapport au texte” (Aux origines du Coran, Téraèdre, 2004, p.106).
[51] Par Anton Spitaler son étudiante et successeur Angelica Neuwirth.
[52] La synthèse de 2005, Le messie et son prophète (1100 pages, 1649 notes) a été mentionnée souvent mais son contenu a encore été peu discuté. Pour exemple quand, en 2012, Guillaume Dye (Lieux saints communs, partagés ou confisqués : aux sources de quelques péricopes coraniques (Q 19 : 16-33), in Isabelle Depret & Guillaume Dye (éds), Partage du sacré : transferts, dévotions mixtes, rivalités interconfessionnelles, Bruxelles-Fernelmont, pp. 55-121) reprit la question coranique des « Deux Marie » (mère de Jésus / sœur d’Aaron), il s’est appuyé sur une étude antérieure de 2004 qui n’était pas aussi complète ‒ cf. academia.edu/41686296/Les_deux_Marie_du_Coran_G._Dye_et_l_iconographie. Ainsi mettait-il en doute que la typologie identifiant « Mariam dans l’Ancien et dans le Nouveau Testament », exprimée dans le Coran, soit réellement d’origine chrétienne. Mais lui-même a trouvé un texte chrétien qui l’indique. Et la tradition iconographique l’indique aussi (ce qui n’a été connu qu’après 2012). L’introduction au Messie et…, qui démontrait cette identification, est donc confirmée sans le moindre doute !
Autre exemple : dans sa contribution Les courants « judéo-chrétiens » et chrétiens orientaux de l’Antiquité tardive (dans Le Coran des historiens, Paris, Cerf, tome I, 2019), Jan van Reeth part de présupposés : l’Eglise serait fondamentalement grecque (avant il n’y a qu’une pléiade de sectes), « les premiers chrétiens en terre judaïque… [sont une] frêle faction de la nation juive » (p. 430), et une Eglise parlant la langue des apôtres n’apparaît que « à la fin du 2e siècle, début 3e » (p. 438). Certes, il a raison de ne pas opposer, comme certains le font, l’apôtre Jacques de Jérusalem à Pierre, à Paul ou à Jean, mais ce n’est en aucun cas ce Jacques dont la doctrine serait à mettre en rapport avec celle qu’indique une exégèse sérieuse du Coran (p. 431-432) : la doctrine judéo-nazaréenne est opposée à celle de Jacques ‒ même si elle a été élaborée majoritairement par des ex-disciples (c’est pourtant bien expliqué dans Le messie et… qu’il critique).
En fait, van Reeth défend le modèle islamo-correct de Nöldeke, c’est-à-dire un discours islamo-compatible. Il est l’un des derniers à croire à la légende des Esséniens résidant à Qumrân, et rédigeant les manuscrits trouvés dans les grottes (voir à ce sujet eecho.fr/mythe-des-esseniens-et-messianisme et aussi lemessieetsonprophete.com/annexes/invention-des-'moines-esseniens'.html). Il croit encore aussi en l’ancienneté (préislamique) de La Mecque. Pour lui la « théologie chrétienne (sic) contenue dans le Coran » est « plutôt confuse et trop souvent, hélas, quasiment indéfinissable » (p. 460). Certes, en fonction de ses aprioris, elle est effectivement telle ; il en va autrement avec une exégèse systématique du texte, qui révèle alors une doctrine bien précise, post-(et anti-)chrétienne, en correspondance avec des sources connues, faussement attribuées aux légendaires « Esséniens » précisément.
[53] Cf. El-Hawary H. M. et Gaston Wiet, Matériaux pour un Corpus Inscriptionum Arabicarum, Arabie, t.1, Le Caire-Paris, 1985, p.4.
[54] Voir en particulier le Tome II du Messie et …, p. 272 ‒ ou Le grand secret de l’Islam, p.31s.