Recension : Chabbi Jacqueline, Les trois piliers de l’islam, 2018

https://ref.lamartinieregroupe.com/media/9782757872475/grande/139149_couverture_Hres_0.jpg       J’ai le dernier livre de Jacqueline Chabbi, Les trois piliers de l’islam, dans ma pile de lecture ... L’ayant déjà feuilleté, ayant lu l’entretien donné à Libération, et ayant déjà lu du Chabbi précédemment, mon avis sur son travail s’en trouve confirmé : c’est certes très intéressant, mais cela ne dévie en rien de ses positions précédentes, et souffre donc toujours des mêmes graves incohérences.

      Elle part comme précédemment d’une critique juste du discours convenu sur les origines de l’islam. Ce discours convenu (Mahomet prêche une nouvelle religion entre Médine et La Mecque païenne, qui donne naissance à l’islam), comme elle le souligne, n’est pas historique mais apologétique. Il provient des traditions musulmanes mises par écrit au 9e siècle (sîra de Ibn Hichâm et hadiths), dans le contexte d’un pouvoir califal totalitaire administrant un immense empire, traditions musulmanes dont on n’a aucune trace physique de l’existence auparavant. Qui plus est, ces traditions ont été développées par la suite : les siècles ont vu une inflation (à la limite du grotesque) de détails, ont vu les anecdotes s’accumuler à mesure que de nouvelles sîra étaient écrites et que de nouveaux hadiths étaient publiés. Alors même que l’on était déjà très loin du contexte des origines réelles au 9e siècle : le califat avait alors déplacé son siège en milieu persan, à Bagdad, loin du substrat arabo-arabe revendiqué par ces traditions musulmanes (sans parler des origines syriaques et des araméismes du texte coranique). Un des tout premiers traditionnistes musulmans, Tabari, auteur de la première chronique "historique" était d’ailleurs persan (auteur également du premier tafsir, traité d’exégèse du Coran, au 10e siècle). Elle souligne cette rupture dans son entretien.

      De là elle entreprend, au fil de ses livres (le précédent Le seigneur des tribus), une réécriture des origines de l’islam en tentant de retrouver ce qu’a pu être la société d’origine de Mahomet. Louable démarche. Mais malgré sa critique des traditions, elle n’en prend pas moins ses présupposés pour argent comptant, quand bien même elle semble s’en défendre (elle affirme dans l’entretien : "Malheureusement, on ne peut pas accéder à une factualité concernant cette période"). Elle stipule en effet que les origines de l’islam se situeraient à La Mecque, et dans la seule prédication de Mahomet, et se livre sur ce fondement non établi à toute une recherche de ce qu’aurait été la société tribale arabe des 6-7e siècles dans le Hidjaz, entre La Mecque et Médine. C’est injurier le bon sens et les développements récents de la recherche historique.

      Le bon sens tout d’abord : on ne sait rien de l’existence ancienne de La Mecque ; on n’en a aucun témoignage ancien, ni aucun vestige archéologique. La Mecque est à l’écart et, qui plus est, en contrebas (avec un fort dénivelé) des itinéraires caravaniers documentés de l’Antiquité. Et le climat de La Mecque, impitoyable, empêche toute possibilité d’implantation ancienne importante : pas de cultures, à peine assez d’eau pour supporter une communauté importante et certainement pas assez pour élever et faire paître des animaux, comme on imagine que ce serait le cas pour le caravansérail décrit par les traditions musulmanes. Il faut importer de l’extérieur absolument tout ce qui est nécessaire à la subsistance, nourriture, bétail, fourrage pour le bétail, bois de chauffage, bois de construction, etc. Ce climat infernal de chaleur n’empêche pas des pluies qui provoquent régulièrement de très graves inondations, jusqu’aux coulées de boue. Elles interdisent de considérer raisonnablement qu’une ville aurait pu être fondée là depuis les temps anciens (par exemple, la Kaaba a été emportée par une de ces inondations vers 1620, reconstruite peu après - c’est celle que l’on voit aujourd’hui).

      Toujours du point de vue du bon sens, il semble difficile de croire que Mahomet aurait pu de lui même prêcher ce qu’il a prêché ex nihilo, sans un substrat culturel propice, et sans inspirateurs. On n’invente pas des idées nouvelles : on les reçoit, on les améliore, on les transforme, mais on ne les invente pas à partir de rien. La lecture du Coran le montre bien : le prédicateur qui y est mis en scène parle d’histoires bibliques à un public qui les connait et les comprend. Qui les lui a apprises ? S’adresse-t-il donc vraiment à des paÏens polythéistes "mecquois" ?

      L’analyse de Chabbi ne peut plus tenir aujourd’hui :

Julien-Christian Robin, archéologue du CNRS, affirme, après une vie de fouilles en Arabie Saoudite et au Yémen que l’ensemble de la péninsule arabique était christianisé aux temps de Mahomet. Toujours selon lui, l’existence d’un îlot résiduel de polythéisme à La Mecque n’est attestée que par les traditions musulmanes elles-mêmes (cf cet entretien de synthèse : http://www.archivesaudiovisuelles.fr/FR/_video.asp?id=2176&ress=7162&video=142009&format=68  ). C’est absolument incompatible avec ce que décrit Jacqueline Chabbi

Sans même souscrire aux analyses du Père Gallez (Le messie et son prophète, résumées dans Le grand secret de l’islam), Patricia Crone a montré que le milieu d’origine de la prédication coranique est méditerranéen, et vraisemblablement syrien. Il n’y a jamais eu de prédication à La Mecque ! (cf. https://www.hs.ias.edu/files/Crone_Articles/Crone_Quranic_Pagans_Livelihood.pdf) Cette découverte n’a jamais été réfutée, et se voit confirmée par des analyses ultérieures (Robert Kerr a montré que le Coran est écrit dans un alphabet arabe du Nord - syrien - et non du sud - Médine, La Mecque). C’est une nouvelle fois absolument incompatible avec ce que décrit Jacqueline Chabbi.

      On peut comprendre qu’il soit inconcevable à J. Chabbi de revenir sur ses positions des origines mecquoises de l’islam, et du postulat de la seule prédication de Mahomet comme source "ex nihilo" du Coran. Après tout, elle a bâti une vie de recherche, une "crédibilité", une autorité de chercheuse là dessus. Même si cela ne tient pas à l’analyse froide et objective. Ce qui est incompréhensible en revanche de la part de quelqu’un qui se prétend chercheuse, et donc qui veut appliquer les méthodes scientifiques de la recherche dans toute leur rigueur, c’est d’affirmer une chose et son contraire : montrer le caractère douteux des traditions musulmanes, mais construire néanmoins toutes ses théories sur leurs postulats. Il est plus que temps que les islamologues sérieux, comme se prétend Madame Chabbi, arrêtent de citer le personnage reconstruit de Mahomet et la légende mecquoise comme s’il s’agissait de faits historiques ... Et qu’ils s’intéressent vraiment à la recherche historique.

      Mais bon, il faudrait pour cela que Madame Chabbi soit sérieuse ... On se le demande lorsqu’elle affirme que "comme tout autre texte sacré, le Coran en lui-même ne dit rien, ce sont les individus qui l’interprètent". Ben voyons ... Je suis sans doute un peu sévère avec elle, mais tout de même. Sa comparaison de la violence biblique et de la violence coranique, renvoyées dos à dos, ne tient pas la route. Dans le cas de la Bible, écrit rédigé sur des centaines et des centaines d’années, il s’agit de violence "narrative", dans celui du Coran, écrit soi-disant révélé en 22 ans, on y trouve des commandements violents directs et non équivoques (et aussi quelques descriptions "narratives" de violence). De même pour sa réponse sinueuse et mensongère à la question claire posée par le journaliste (Que désigne le jihad dans le discours coranique d’origine ?), et qui appelle une réponse sans détours (cf. le numéro Naissance du Jihad du Figaro Histoire, où Marie-Thérèse Urvoy explique très bien quels sont ses fondements dans le Coran). Chabbi esquive, et répond hors sujet en prétendant qu’il n’y aurait "pas de notion de guerre sainte pour les califats arabes, Omeyyades ou Abbassides [le califat abbasside dure jusqu’au 13ème siècle !!!!], mais seulement une guerre classique entre des empires". Le jihad est au fondement du mouvement politico-religieux porté par les Arabes conquérants, depuis les origines (réelles !) de ce qui allait devenir l’islam. En 636 (ou 637), l’évêque Sophrone de Jérusalem écrivait déjà que les "Sarrasins" (qui ne s’appelaient pas encore musulmans) se targuaient de conquérir le monde entier ... Un témoignage d’époque, celui-là !

      Bref, soyons gré toutefois à Jacqueline Chabbi de participer à déconstruire le mythe des origines de l’islam. Mais comme on le constate, cela ne se fait pas dans le souci de recherche de la vérité ... Quand je la vois conjecturer sur la "non-violence" du Coran et envoyer posément des non-sens relativistes ("On peut faire dire ce que l’on veut à un texte sacré"), je comprends pourquoi c’est elle que Libération interroge et non Guillaume Dye ou Edouard-Marie Gallez.

Olaf