Apparitions
●aux
disciples de ‘Emmaüs, ●à Pierre
et
Jacques « le Juste » seuls, ●et à
d’autres :
que s’est-il passé durant les « 40 jours »?
Edouard-M. Gallez et l’équipe d’
Une
lecture attentive d’un passage concernant les pèlerins
de ‛Emmaüs et de la liste des apparitions donnée
par St Paul en 1Co 15 permet, notamment grâce au recours à
l’araméen, de sortir d’une difficulté
inutile. Le « Simon » de Lc 24:34 n’est
pas Pierre mais l’un des deux pèlerins.
En
revanche, Pierre a bien eu une apparition qui fut personnelle et qui
se situe avant celle du Cénacle, comme l’affirme St Paul
; c’est ce dont parlent Lc 24:12 (araméen)... et les
traditions orientales.
Parmi les récits relatifs au jour de Pâques, l’évangéliste Luc rapporte celui de deux proches des Apôtres, qui s’étaient rendus à Jérusalem pour les fêtes de la Pâque juive, le vendredi et le samedi précédents. Le récit commence au verset 13 du chapitre 24 par cette phrase : phrase :
24,13
Et
voici que deux parmi eux |
en
ce jour-là _
_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ |
Des précisions concernant ‛Emmaüs et les “60 stades”
Il convient de remarquer que, à part une inversion sans importance entre « Jérusalem » et « soixante stades », la plupart des manuscrits grecs reproduisent ici l’ordre des mots araméens, donc témoignent d’un original araméen. Le passage révèle d’autres indications encore.
L’un des manuscrits grecs porte le nom de « Lemmaous » (ou même « Oulammaous » selon ce qu’on lit dans un autre manuscrit, le codex D de Bèze) . D’où vient le « L » qui précède le nom du village ? S’il s’agissait d’un manuscrit araméen, on pourrait croire qu’on est devant une faute de copiste, celui-ci lisant le nom araméen du village de en prenant la première lettre – un ‘aïn, – a été prise pour un lomad, . Mais les copistes araméens connaissant le texte par cœur ne font pas ce genre d’erreur, et l’erreur est en grec. La seule hypothèse plausible est celle de la faute d’un traducteur grec qui lit le texte de saint Luc en araméen et qui transpose mal le mot ‘Emāus en grec.
L’araméen résout encore une difficulté autrement plus grave et liée à la topographie : il n’y a pas de village de ‘Emmaüs à 60 stades de Jérusalem ; il se trouve deux fois plus loin, à mi-chemin de Lydda (Lod). En réalité, le texte (araméen) ne dit pas que ‘Emmaüs est située à soixante stades de Jérusalem, mais que les deux marcheurs avaient parcouru une telle distance depuis Jérusalem. En effet, si l’on n’indique pas les voyelles (qui n’apparurent que plus tard), le mot araméen , pariqa’, peut se lire aussi bien au singulier (pariqa’, éloigné) qu’au pluriel (pariqe’, éloignés), auquel cas il concerne les deux « pèlerins de ‘Emmaüs ». Et la structure de la phrase en araméen impose clairement cette lecture-là.
Ces deux exemples de recours à l’araméen suggèrent une primauté du texte araméen sur le grec, et on peut en citer d’autres (et il est bien difficile d’en trouver en sens contraire...).
Une précision encore : la racine du mot signifie d’autres (et il est bien difficile d’en trouver en sens contraire...)séparer ; elle apparaît un peu plus loin, au verset 21, quand les pèlerins disent à Jésus qu’ils avaient espéré que le Messie serait « Israël », c’est-à-dire [près] de sauver ou délivrer Israël selon le verbe qui a été choisi dans la traduction grecque, lutroô (λυτροω). La racine « prq » a pris également le sens religieux de séparer par rapport au mal. Par ailleurs, il existe une autre racine pour exprimer le pur éloignement sans nécessairement l’idée de séparation : ‘rq, , comme en Jacques 4,7 : « Soumettez-vous à Dieu, résistez au diable et il ‘aruq (s'éloignera, fuira) loin de vous ».
Les versets 13-15 se lisent donc simplement ainsi selon l’araméen : au moment où Jésus les rejoint, les deux disciples
“étaient
• allant à un village du nom de ‘Emmaüs et•
séparés
de
Jérusalem par les
60
stades [qu'ils
ont parcourus] Et
tandis qu’ils se parlaient et
se
questionnaient l’un l’autre, |
La structure balancée du récit (les récits de témoignage sont toujours agencés de cette manière binaire dans le Nouveau Testament) est éclairante ; seuls des traducteurs lisant mal l’araméen et ne connaissant pas les lieux ont pu imaginer que ‘Emmaüs se trouvait à 60 stades de Jérusalem, alors que ce village en est distant de 120, ou même de 140 si l’on passe par la forêt. Origène, qui sait où se trouve ‘Emmaüs, a tenté de « corriger » l’erreur par une autre faute : il suppose qu’un chiffre a été oublié et transforme « 60 » en « 160 » stades, ce qui est effectivement plus proche de la réalité, en expliquant que le village était appelé alors Nicopolis par les Grecs (aujourd’hui ‘Amwas en arabe). Mais ce faisant, il perdait l’indication intéressante de « 60 ». Celle-ci n’était pas quelconque.
Selon les cartes dressées par les spécialistes, quand on sortait de Jérusalem par le sud (c’est dans ce quartier que se trouvait le Cénacle) et qu’on voulait aller à ‘Emmaüs, il fallait rattraper la route de Jaffa qui part du nord de Jérusalem vers le nord-ouest. Ce carrefour était à 45 stades de Jérusalem . Pourquoi le récit en indique-t-il “60” ? C’est la distance parcourue par les deux « pèlerins », qui s’explique très bien si l’on pense qu’ils venaient du Cénacle, situé au sud de Jérusalem. Certes, ils pouvaient traverser la ville et parvenir en un stade ou deux à la porte nord, mais ils devaient alors passer par la place qui est devant le Palais d’Hérode. Or, à ce moment, la peur et le désarroi régnaient parmi les apôtres et les disciples de Jésus ; originaires de ‘Emmaüs, les deux disciples ont probablement eu l’intention de retourner chez eux le plus discrètement possible. En sortant par la porte de Bethléem et en faisant un large détour par Ain Karem et par Beit Zayt, ils ne pouvaient pas être vus de Jérusalem et brouillaient les pistes. Ils rejoignaient alors la route de Jaffa par la forêt de Jérusalem, en contrebas par 400 mètres de dénivelé.
C’est au croisement des deux chemins que le Ressuscité vint se joindre aux marcheurs, comme s’il venait de Jérusalem par le nord – ce qui prendra tout son sens après coup : c’est bien par là qu’il devait arriver en venant de Getsémani et de son tombeau. Les traducteurs grecs n’ont pas compris cette indication qui, pour les premiers chrétiens de Judée, ne demandait pas d’explication ; ne voyant pas le lien avec la phrase précédente, ils ont ajouté au début du verset 15 : Kaï égeneto – “Et il arriva que durant leur conversation et discussion entre eux, Jésus lui-même s’étant approché faisait route avec eux”, tandis que l’araméen indique simplement que Jésus “vint, les rejoignit (rac. mt’, atteindre) et marchait avec eux”.
Retour à Jérusalem et témoignage
La fin du récit est également très instructive. Après que Jésus eut disparu à leurs yeux, les deux disciples s’en revinrent de près de ‘Emmaüs à Jérusalem, et, selon le grec, grec,
“ils trouvèrent les Onze rassemblés____ _______________ __ainsi que ceux qui étaient avec eux, disant que réellement notre Seigneur s’est réveillé____et qu’il a été vu par Simon”. (Luc 24,33-34) |
______Qui sont les « disant » ? Les « Onze » ou les deux pèlerins de ‘Emmaüs ? Si l’on en croit Marc 16,13, il s’agit clairement des seconds. La traduction française rend bien l’ambiguïté du texte grec de Luc, dont les manuscrits se répartissent entre les deux compréhensions possibles, exprimées en deux cas grammaticaux différents : certains indiquent λέγοντας-legontas – auquel cas les « disant » sont les Apôtres –, et d’autres λέγοντες-legontes – auquel cas il s’agit des pèlerins. En araméen, aucune hésitation n’est possible du fait de la structure orale balancée du texte, comme on va le voir : les « disant » du verset 34 sont les deux pèlerins. Ce n’est pas un hasard si le Codex « de Bèze » ou D05 s’accorde ici avec le texte Pešitta – il essaie toujours de suivre le texte araméen, autant quant à sa littéralité et que selon sa récitation.
Il faut savoir que, depuis le VIe siècle (pour ce qui est de la Pešittô ou texte araméen occidental) et le 8e siècle (pour ce qui est de la Pešitta orientale dite « irakienne »), des indications paratextuelles complexes de rythme (balancements à deux ou à trois membres) et de structure (indication des parties, etc.), ont été ajoutées au texte écrit. Elles permettent d’accéder aujourd’hui encore à l’état de « l’Evangile » primitif c’est-à-dire tel qu’il était proclamé, ce qui est précieux pour nous qui n’avons pas l’idée de ce qu’était l’oralité et qui ne connaissons que les mises par écrit officielles des évangiles. Ce travail scientifique de présentation du texte araméen selon ces indications « orales » a été publié (éd. Cariscript, 2010) ; il recoupe ce que les spécialistes de l’oralité avaient déjà mis en lumière à la suite de Marcel Jousse. Ceci s’avère particulièrement pertinent pour le long récit des « pèlerins de ‘Emmaüs », dont la fin se présente ainsi selon l’araméen :
Et
ils
se
dirent l’un à l’autre :
N’étaient-ils
pas pesants [1]
nos
cœurs en nous quand il parlait avec nous sur la
route
et
qu’il nous interprétait les Ecritures ?
(v.32)
Et
ils se relevèrent
aussitôt et
retournèrent à Jérusalem
Et ils
trouvèrent assemblés les Onze et
ceux qui étaient avec eux. (v.33)
Alors
ils
dirent :
En
vérité, Notre Seigneur s’est relevé
et
il s’est fait voir à Šimon.
(v.34)
Et
ils
rapportèrent
aussi ce
qui se passa sur la route
et
comment ils
le
reconnurent
quand il rompit le pain (v.35)
Partout dans le Nouveau Testament araméen, les structures sont binaires lorsqu’il s’agit de témoignages direct, tandis qu’elles sont ternaires dans des phrases ou des exposés théologiques. Pourquoi binaires ? Parce qu’en justice, que ce soit dans le monde hébraïque biblique ou dans l’empire perse (c’est-à-dire dans tout le monde araméen), le témoignage ne vaut que s’il est double. Il faut deux témoins, qui parlent l’un après l’autre, en commençant par le plus âgé – le moins âgé venant ensuite compléter ce qui vient d’être dit, selon son point de vue à lui. Tel est exactement l’objet du récit conservé oralement et mis par écrit en araméen par Luc. Nous avons là les paroles de deux témoins, les pèlerins de ‘Emmaüs : le premier est celui qui est nommé, Šimon, et l’autre a déjà été nommé peu auparavant en Luc 24,18 : c’est Qalyopa. Et c’est ce Qalyopa (dont le nom désignant simplement le métier d’épicier a été transposé en Cléopas en grec) qui dit aux Apôtres et aux autres réunis au Cénacle : “Et il s’est fait voir à Šimon”. Les paroles qui ont été dites par l’un ou par l’autre sont facilement identifiables (en bleu ou en marron).
L’apparition à Simon -Pierre : non en Lc 24,34 mais en 1 Co 15 + Lc 24,12
Certains commentateurs travaillant uniquement sur le grec ont parfois pensé que le « Šimon » évoqué là en Luc serait Simon-Pierre (bizarrement appelé Simon au lieu de Pierre comme il l’est ailleurs). Comme, dans sa lettre aux Corinthiens, Paul évoque une apparition à Pierre (1Co 15,5-8), ils font un rapprochement, inexact en l’occurrence car il ne peut s’agir de celle aux pèlerins de ‘Emmaüs. À quelle autre apparition Paul fait-il donc allusion ?
Regardons d’abord attentivement ce passage difficile de Paul, qui reprend une proclamation primitive bien balancée (hormis l’explicitation qu’il a ajoutée plus tard), On constate une fois encore que sa clef de lecture est fournie par l’araméen, langue dans laquelle Paul a sans doute écrit cette lettre vu que ses destinataires à Corinthe étaient majoritairement de langue maternelle araméenne :
Il s’est fait voir par Képhas [c’est-à-dire Pierre,____puis par les Douze (v.5) Ensuite, il s’est fait voir par plus de 500 frères à la fois –dont la plupart demeurent encore et quelques-uns sont morts–(v.6) Ensuite, il s’est fait voir par Jacob, _ __puis par pasin (tous ?) les apôtres. (v.7) En dernier de tous (παντων-pantôn) comme à un enfant posthume,__________ il s’est fait voir par moi aussi. (v.8) |
Voilà qui réoriente la recherche vers de nouvelles questions : où, dans le Nouveau Testament, parle-t-on d’une apparition à Pierre seul ? Et aussi :
• De
quelles apparitions à Képhas et
à Jacques seuls
Paul parle-t-il ?
• Pourquoi
les apôtres sont-ils mentionnés deux
fois,
la première fois comme « Douze » et la
seconde avec l’adjectif “πας-pas” ?
Pourquoi cette redondance ? Et si Paul ne veut pas dire deux
fois la même chose (ce qui est évident), quelle est la
différence entre “Képhas puis les Douze”
(v.5), et “Jacob puis tous
les
Apôtres” (v.7) ?
• À
quel titre exactement Paul se place-t-il en Apôtre
supplémentaire (v.8) ?
On peut comprendre qu’au verset 5, certains copistes grecs aient cru bon de transformer « Douze » en « Onze ». Pourquoi « douze » et non pas « onze », comme l’aurait écrit un journaliste qui aurait compté le nombre d’Apôtres présents à ce moment-là, Judas étant mort ? Certes, les Apôtres n’avaient pas encore élu Matthias comme nouveau « douzième » : ils ne l’éliront à la place de Judas que peu avant la Pentecôte (Actes 1,26). En fait, dans le style oral qui est celui des évangiles (et auquel il faut toujours être attentif), on actualise souvent les personnages dont parle le récit. Matthias avait été un disciple ayant suivi Jésus et les Apôtres depuis la deuxième année de la vie apostolique de Jésus ; il était évidemment avec les onze apôtres dans le temps qui a suivi la Résurrection. Dans le langage du récit, on le comptait au titre qu’il recevra peu après, et on ne dira pas : les « Onze » plus celui qui n’était pas encore le « douzième », mais « les Douze à qui le Ressuscité est apparu ».
C’est donc une erreur que d’imaginer qu’au verset 7, l’adjectif « pasin-tous » désignerait les Apôtres au sens de « tous /au complet » par opposition au verset 5 (où des copistes grecs indiquent « onze ») ; et, de toute façon, Matthias n’a été élu qu’après les quarante jours des apparitions. Il faut chercher ailleurs la raison du parallélisme anti-thétique entre le verset 5 qui parle des « Douze » et le verset 7. Cette raison apparaît quand on cherche ce qui se rapporte aux apparitions à Pierre et à Jacques seuls.
Au temps des memoriae apostolorum – les douze « mémoires » ou témoignages des apôtres qui ont circulé un moment, y compris sous forme écrite –, une apparition était mentionnée à Jacques seul (ou à « Jacob le Juste » comme il sera surnommé plus tard). En tant que cousin de Jésus, ce Jacques fils d’Alphée devenait en quelque sorte son successeur comme Fils de David, raison qui justifie qu’il se retrouva bientôt à la tête de l’Eglise de Jérusalem, qui était l’Eglise-Mère (et non Pierre). Mais aurait-il pu revendiquer puis assumer une telle mission de son propre chef ? Et comment se fait-il qu’elle ait été acceptée par tous sans aucune discussion ? Il paraît impensable que cette mission n’ait pas résulté d'un ordre de Jésus lui-même, au cours de ses apparitions. On comprend alors pourquoi, dans la phrase qui suit ce verset 7, Paul parle de lui-même et se met en avant comme un « treizième apôtre » : comme à Jacques, une apparition personnelle fut à l’origine de sa mission particulière, mais elle est « post-Pentecôte ».
On ne possède pas le contenu de la memoria Jacobi ou témoignage de Jacques qui parlait nécessairement de l’apparition personnelle qu’il a eue, et dont saint Jérôme reproduit un passage tiré de « l’évangile – écrit-il – appelé “selon les Hébreux” et que j’ai traduit récemment en grec et latin, et qu’Origène utilise » [2] ; on sait que cet « évangile selon les Hébreux » est basé, non sans déformations, sur celui de Matthieu, et on peut penser que le passage suivant qui y a été inséré (cité selon saint Jérôme) ne reproduit pas correctement non plus le témoignage de Jacques :
“ Quand le Seigneur eut donné le linceul au serviteur du prêtre, il vint à Jacques et lui apparut. Celui-ci avait juré de ne plus manger de pain depuis l’heure où il but au calice du Seigneur jusqu’à ce qu’il le voie relevé d’entre ceux qui dorment. Le Seigneur [lui] dit presque tout de suite : [Apporte] une table et du pain… Il prit le pain, le bénit, le rompit et le donna à Jacob le Juste et lui dit : Mon Frère, mange ton pain car le Fils de l’Homme s’est relevé d’entre ceux qui dorment. ”
Le fait que le Christ soit dit apporter lui-même son linceul à un serviteur (inconnu par ailleurs), puis être apparu à Jacques, est très bizarre et contredit les évangiles, puisque le linceul est resté dans le tombeau jusqu’à ce que les Apôtres y descendent : ces « Hébreux » (appelés ailleurs « ébionites » et « nazaréens ») prétendaient-ils posséder le vrai linceul du Christ ? Ce passage (connu seulement en latin) traduit un texte araméen qu’il est difficile de reconstituer en l’état actuel – et espérons provisoire – des connaissances. L’important dans l’immédiat, c’est l’affirmation d’une apparition à Jacques « le Juste », même si les circonstances indiquées par le texte sont loin d’être claires.
La question de l’apparition à Pierre seul est plus simple, même si elle ne ressort pas des évangiles… dans leur traduction en grec : elle apparaît au contraire dans le texte araméen de la Pešitta en Luc 24,12 ! Selon le grec, ce verset indique qu’après avoir couru au tombeau vide et vu les linges seuls, Pierre serait benoîtement « retourné chez lui en admirant [3] ce qui était arrivé » ; rien ne suggère une apparition mais plutôt que l’apôtre serait rentré en Galilée – tout en restant à Jérusalem selon la suite du texte. Or l’araméen indique tout autre chose : il « s’en alla en admirant en lui-même ce qui [lui] était arrivé ».
La signification est toute autre : Pierre vient d’avoir une courte vision lumineuse du Seigneur, avant que Jean ne descende à son tour au tombeau – Jn 20,6-8 indique en effet que Jean a attendu en haut des marches avant d’y rejoindre Pierre. À la suite d’une telle vision de lumière, Pierre a dû se demander si celle-ci était « réelle » (au sens de matérielle), ou bien si elle était comme celle de Moïse et d’Elie qu’il eut en même temps que Jacques et Jean lors de la Transfiguration (cf. Mt 17,3 ou Lc 9,30) ; d’ailleurs, une interrogation semblable vint à l’esprit des autres apôtres au soir, lors de la première apparition au Cénacle :
“Ils pensaient voir un esprit” (Lc 24,37).
D’où
vient la différence entre le texte grec et celui en araméen
de Luc 24,12 ? Simplement d’une inversion entre les mots
« en admirant » et « vers [en, chez]
lui-même ». Cette inversion, qui est la seule
explication possible, est évidente : il s’agit
d’une erreur typique de copiste opérant sur une
traduction en grec, et spécialement d’un copiste qui,
comme presque tous les copistes professionnels de l’Empire
gréco-romain, ne connaît pas le texte des évangiles
par cœur. Les traductions anglaises ont d’ailleurs opté
pour le bon ordre des mots. Dans leurs traditions, les Eglises
Grecques ont gardé le souvenir de l’apparition lumineuse
à Pierre. Dans sa seconde homélie
sur la Résurrection,
Grégoire de Nysse écrit :
“ Pierre,
ayant vu de ses propres yeux, mais aussi par hauteur d’esprit
apostolique que le Tombeau était illuminé, alors que
c’était la nuit, le
vit par les sens et
spirituellement ”.
Jean
Damascène, dans ses Chants
liturgiques,
parlant du miracle
de la lumière au
Saint Tombeau le Samedi Saint, évoque son origine :
“ Pierre,
s’étant rapidement approché du Tombeau, et ayant
vu la Lumière dans le Sépulcre, s’effraya ”.
1Co 15,5-7 : une synthèse primitive des apparitions des « quarante jours »
En rassemblant les diverses données – sans oublier le fait que « toïs ápostoloïs pasin » signifie en 1Co 15,7 non « aux apôtres tous ensemble » mais plutôt « à chacun des Apôtres » (l’adjectif « pas » en grec peut avoir ce sens de tout-un-chacun) –, le passage de Paul prend tout à coup un sens très fort, à la fois rigoureusement chronologique et théologique. Et il n’offre plus aucun rapport avec le récit des pèlerins de ‘Emmaüs. En voici la traduction commentée :
Il
s’est fait voir à Pierre [au
tombeau],
et
à sa suite [araméen
bathreh [4]]
aux Douze
[réunis au Cénacle]
(c’est-à-dire
à Jérusalem, où ils restent jusqu’au
dimanche après Pâques, après quoi ils
entreprennent leur parcours de remémoration) (v.5)
Ensuite,
il s’est fait voir à plus de 500 frères à
la fois
– dont
la plupart demeurent encore et quelques-uns sont morts
–
(au
bout de la Galilée, sur le mont Hermon, où ils arrivent
après 2 semaines et où ils restent une semaine encore
[Mt 17,1 ; 28,16]) (v.6)
Ensuite,
il s’est fait voir à Jacob,
et
à sa suite à
chacun
des
[autres] apôtres
[en vue de leur spécifier une mission]
(durant
les 11 jours de leur retour vers Jérusalem, la veille de
l’Ascension) (v.7)
En
dernier de tous
comme à
un enfant posthume,
il s’est fait voir à moi aussi [en vue de ma mission].
(deux ou quatre ans plus tard, sur le chemin de Damas) (v.8)
La reconstitution chronologique du sens de ce passage n’a rien d’arbitraire ; elle s’impose par le rapprochement entre ses structures et les indications diverses qui sont rapportées à la fin des évangiles et dans les Actes – mais il faut savoir, bien sûr, ce qu’est un « parcours de remémoration », typique des civilisations et de systèmes oraux. Le 30 juin 2009, la chaîne France 2 diffusait une émission mettant en scène la chanteuse Zazie qui était reçue dans un village perdu en pleine jungle de Papouasie occidentale ; les habitants ont l’habitude ancestrale de construire leurs huttes communautaires en haut des arbres, à plus de dix mètres du sol : dépaysement garanti [5] ! L’intérêt de l’émission était de montrer les liens qui se sont tissés peu à peu entre les autochtones, qui ont une culture purement orale, et Zazie. À la fin du reportage (qui a été diffusé plusieurs fois), on assiste aux adieux très forts entre la chanteuse et les aborigènes, et ceux-ci lui disent : « Après votre départ, nous retournerons sur les lieux où nous sommes passés ensemble pour nous souvenir !» – c’est-à-dire en vue de fixer communautairement les souvenirs en allant sur place et en construisant là, ensemble, le discours-souvenir qui sera retenu et répété dans l’avenir.
Tel est exactement ce que les Apôtres et les disciples ont fait après sept jours passés à Jérusalem. Ils ont retrouvé Jésus ressuscité au sommet du mont Hermon, là où il leur avait donné rendez-vous, en ce lieu le plus septentrional d’où le regard embrasse au delà de la terre d’Israël (Mt 28,16 ; 17,1). Puis, sur le chemin du retour, Jésus apparaît à chacun pour lui fixer sa mission respective, c’est-à-dire la direction du monde où il devra aller, à deux exceptions près : à Jacques « le Juste », il est demandé de ne pas bouger (de fait, il restera à Jérusalem jusqu’à son assassinat en 62) ; et Jean, qui était tenu en réserve par rapport aux missions à cause de son jeune âge et à qui Jésus avait confié sa mère à la croix : en quelque sorte, il avait déjà reçu sa « mission ». Quand on connaît ces missions apostoliques qui se sont réparti le monde et que les Apôtres ont accomplies, l’envoi par Jésus ressuscité paraît avoir été le facteur indispensable et déterminant. La place à part donnée à Jacques avant les autres apôtres en ce verset 7 de 1Co 15 devient alors très significative : Jacques est cité en premier lieu parce que lui aura à rester sur place. Et au verset suivant, Paul peut alors affirmer qu’il a également reçu une mission particulière de la part de Jésus (même si son apparition à lui n’est pas celle du ressuscité comme tel mais de celui qui est monté aux Cieux et qui se manifeste à distance – lui seul le voit) ; il est un apôtre, non comme les Douze qui se tournaient vers les communautés hébreues mais qui va résolument vers les païens. Quand il écrit 1Co vers 56-57 soit 22 ans plus tard, il méritait bien ce titre d’apôtre des païens qui résume sa mission.
Les structures de l’oralité évangélique permettent de comprendre des événements et même des passages textuels qui, sans cela, resteraient obscurs.
_______________________
[1]
L’adjectif
araméen yaqir,
pesants, reprend le
mot même qui
apparaît au verset 25 : « Ô sans
intelligence et pesants de cœur à croire à ce que
dirent les Prophètes » (Lc 24,25).
À
cet endroit, yaqir
est rendu en grec par bradeis, lents, ce qui peut passer (Jésus
leur reprocherait leur lenteur à croire), mais qui convient
beaucoup moins bien quand les deux disciples racontent eux-mêmes
l’événement (Lc 24,32) : ils auraient l’air
de s’excuser. Les traducteurs grecs (qui travaillent surtexte)
ont pensé que leur copie de la Pešitta devait avoir une
erreur, et ils ont lu délibérément yaqid
(brûlants)
au lieu de yaqir
– la
différence entre ces deux termes tient à une seule
lettre, ou plus exactement à un seul point, en haut [r] ou en
bas [d ] –: « Notre cœur n’était-il
pas brûlant
quand il
nous parlait ?» Le sens exact de la « pesanteur
du cœur » leur échappait.
Cependant,
le Codex de Bèze, qui, généralement, suit
rigoureusement la Pešitta, indique lui : Οὐχὶ
ἡ καρδία ἦν ἡμῶν
κεκαλυμμένη
c’est-à-dire
« notre coeur n’était-il pas couvert
?»,
ce qui est une traduction fidèle au sens araméen. Car
telle est la signification de « lourd de cœur ».
Dans toute mentalité orale (et populaire), le cœur est
le siège de la mémoire (on dit : « apprendre
par cœur ») et par le fait même de
l’intelligence ; un « cœur lourd »,
c'est un cœur qui ne comprend pas, qui est couvert !
On le voit ailleurs, dans un contexte explicite quant au sens de
yaqir ;
en Mc 8,17 /Mt 16,9 , les traducteurs rendent à juste
titre yaqir
par
πεπωρωμενος
c’est-à-dire
« ayant été endurci »:
« Vous
ne saisissez pas encore et vous ne comprenez pas ? Avez-vous le
cœur endurci ?...
Ne vous souvenez-vous
pas
(Mc 8,17.18b » ?
[2] Jérôme, De viris illustribus, 2 – PL 23, 611F.
[3]
Qu’est-ce
qui est arrivé à Pierre et qui provoque son étonnement ?
__Il
faut remarquer tout d’abord que l’ordre des mots change
le sens entre l’araméen et le grec. Les manuscrits grecs
posent un problème : sorti du tombeau, Pierre est dit
rentrer chez
lui (en
Galilée), alors qu’il fait le contraire : il reste
à Jérusalem (durant une semaine, avant d’entreprendre
avec les autres apôtres le trajet de remémoration qui
les fera revenir à Jérusalem).
__C’est le texte araméen qui est conforme au déroulé historique des événements. Pour que le grec soit conforme à l’araméen, il suffit que “pros eauton ” vienne après et se rapporte à “thaumazôn” plutôt qu'après et à “apèlthen”, selon l’ordre des mots araméens ; il signifie alors en soi-même plutôt que chez soi. Cette signification-là est évidente :
__Vraisemblablement, les copies grecques souffrent de ce qu’on appelle un phénomène de contamination : comparons Lc 24,12 (apèthten pros ‘eauton thaumazôn to gegonos) à Jn 20,10 : ils sortirent donc en arrière (= retournèrent) chez eux, les disciples (apèlthon oun palin pros ‘eautous oi mathètai). Il y a de quoi mélanger les deux versets – mais en araméen, il n’y a qu’un seul mot qui soit commun aux deux, le verbe, ce qui ne peut pas induire en soi une confusion de mémoire. On comprend donc pourquoi, dans les copies grecques, l’ordre des mots en Lc 24,12 a été finalement harmonisé avec celui de Jn 20,10, au risque de perdre un sens précieux et d’introduire une contradiction quant à l’endroit où Pierre se rend. Pour des raisons sans doute historique (les liens qui se sont noués au 19e siècle entre les Anglicans et les Assyriens), la plupart des traductions anglaises donnent le sens correct du verset.
__Cependant ce verset 24,12 réserve une autre surprise. Il est omis par le manuscrit grec D 05, qui est très probablement une copie de l’évangile apporté par St Irénée au 2e siècle – une copie très probablement volée au monastère d’Ainay lors du sac de Lyon et achetée à un soudard par Théodore de Bèze (d’où son autre nom de codex de Bèze). Quelques rares manuscrits latins omettent également ce verset. Or, ce D 05 est généralement très fidèle à la Pešitta araméenne, même s’il contient beaucoup de fautes de copiste. Et, de l’avis général,
“les deux livres de Luc comportent un grand nombre de leçons propres témoignant d’une connaissance approfondie des coutumes sacerdotales et de la liturgie du temple. Cette attention au contexte hébraïque a suggéré que l’ancêtre du codex Bezae était une première, sinon une seconde édition, produite par l’auteur lui-même, à l’attention d’une communauté qui ne s’était pas coupée de la Synagogue; les théories émises concernaient principalement le texte des Actes. Ce texte archaïque était tellement en empathie avec le cadre dans lequel la vie de Jésus s’était déroulée, que l’information donnée y était au plus près de sa source.”
__Or, les traductions textuelles sont toujours des adaptations plus ou moins fortes au contexte des lecteurs. C’est ce qui explique que les indications de Luc relatives aux détails de la vie hébraïque (surtout sacerdotale) que l’on trouve dans la Pešitta araméenne soient présents dans le D 05, et beaucoup moins dans les autres manuscrits. C’est dans ce cadre qu’il faut envisager l’absence de ce verset 12 dans la mouture originelle de la composition de Luc. Comme le fait remarquer l’étude de Wieland Willker, le verset 13 suit trop bien le verset 11 :
11. Les paroles [dites par les saintes femmes] parurent devant EUX [les apôtres et ceux qui étaient avec eux] comme des racontars et ils ne croyaient pas ces femmes. 13. Et voici que, ce même jour, deux d’entre EUX [des disciples qui étaient avec les apôtres au matin] se rendaient à un village du nom d’Emmaüs...
Il y a en effet une transition évidente entre le témoignage que Luc a recueilli des saintes femmes (jusqu’au verset 11), et celui qu’il tient des disciples d’Emmaüs (à partir du verset 13 jusqu’à la fin de son évangile) : c’est le pronom “EUX” qui joue ce rôle. Le verset 12 rompt la cohésion :
12. Or Pierre s’étant levé courut au tombeau et, s’étant penché, voit les linges seuls, et il s’en alla etc.
__On
peut donc se demander s’il n’est pas un témoignage
complémentaire ajouté très primitivement à
la composition d’origine – ce qui n’est pas
extraordinaire dans un contexte oral de récitatifs. Le
manuscrit Khabouris entoure justement le verset par deux astérisques
(*), ce qui indique toujours un élément nouveau par
rapport à ce qui précède et à ce qui
suit. Autre indice dans le même sens : le décompte du
collier de la résurrection chez Luc compte huit perles, alors
qu’on en attendrait sept comme ailleurs (cf. Guigain Frédéric,
La
récitation orale de la Nouvelle Alliance selon saint Luc,
p. 313).
__En
fait, tous ces indices convergents vont dans le sens même de
l’objectif du lectionnaire établi par Luc, qui a
pour but de rassembler et de cristalliser des témoignages
autres que ceux qui sont déjà présents en Mt et
Mc (même quand ils portent sur de mêmes événements).
Et ici précisément,
avec ce verset 12, on se trouve devant un témoignage qui ne
provient ni des saintes femmes, ni des pèlerins d’Emmaüs,
mais nécessairement de Pierre lui-même (peut-être
par un de ses disciples). Et ce témoignage est apparu à
beaucoup comme très important.
__Pour
rappel, le témoignage primitif de Pierre était donné
en duo de complémentation avec celui de Jean, au titre des
nécessaires “deux témoins”. On voit
d’ailleurs bien le verset 24,12 de Luc venir s’imbriquer
en Jn 20,6-8. Or, le lectionnaire de Marc n’a pas retenu ce
verset, alors qu’il témoigne
d’un événement qui
ne ressort pas des trois autres évangiles mais que signale
Paul, comme on l'a vu : l’apparition à Pierre. Certes,
la traduction grecque indique banalement “to
gegonos”, ce
qui est advenu,
mais le texte araméen emploie le mot “medèm”
;
or,
ce mot signifie parfois “quelque
chose” mais
plus souvent encore “quelqu'un”
,
et cela dans le langage parlé aujourd’hui encore (Mgr
Francis Alichoran) ! Le texte araméen serait donc à
traduire par : “Il sortit [du tombeau] en s’étonnant
de celui
qui [plutôt
que ce
qui]
est advenu”, mais le français rend mal la subtilité
de l’araméen : dans le contexte, “medèm”
devrait
être rendu par “un
semblant de quelqu'un”
.
__L’exégèse
occidentale a pris l’habitude de ne pas tenir compte des
traditions, au risque d’imaginer des contradictions textuelles
là où il n’y en a pas – par exemple,
comment se ferait-il que Paul soit le seul à parler d’une
apparition à Pierre seul, ou comment celui-ci est-il rentré
chez lui en Galilée alors qu’il est resté à
Jérusalem ? Il faut signaler que toute la tradition orthodoxe
rapporte une sorte de brève apparition de lumière que
Pierre aurait eue au tombeau avant que Jean ne descende le rejoindre
(cf. Jn 20,8), et on a vu plus haut que Jean Damascène en
parle.
__Le
verset Lc 24,12 révèle donc une grande richesse pour
peu d’être remis dans son contexte judéo-araméen
dont le texte de la Peshitta témoigne admirablement.
[4] L’adverbe bathreh a un sens chronologique (après) autant que didactique (à la suite de –), à la différence de batharken ou de bathar halein où le sens est strictement chronologique (qui vient après). Ceci explique que certains manuscrits grecs, au lieu de traduire simplement par eita, indiquent kai meta tauta (et après / à la suite de cela) pour rendre la nuance. N’oublions pas qu’à Corinthe, la majorité des premiers chrétiens sont des juifs dont la langue maternelle et culturelle est l’araméen – ils étaient assez impliqués dans les activités commerciales, tout comme à Rome. Plus que probablement, la lettre que Paul leur destine ait été écrite en araméen avant le grec.
[5]
Compte-rendu sommaire de Elle
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