Le
Mahomet de l’histoire / étude du texte coranique
extrait
2 de la 3ème Partie
[Les renvois à un n° de note ou de paragraphe se réfèrent au livre]
3.1.3 Marie "dans la Trinité" et la dialectique de la sourate 5
L’introduction générale (0.2) montre en soi que le rapprochement entre la figure de Marie, la mère de Jésus, et celle de Marie, la sœur d’Aaron, n’était pas une triple erreur mais découlait nécessairement d’une tradition connue de l’auteur et de l’auditoire de sa prédication dite "coranique" (peu importe que celle-ci ait été mise par écrit à l’avance ou non). L’existence d’une telle tradition vivante ne peut évidemment pas s’accorder avec le discours islamique présentant les Arabes (spécialement ceux de la région mecquoise, à supposer que ce soit là que les polémiques aient eu lieu) comme des "polythéistes" étrangers jusque là à toute tradition biblique ou judéochrétienne ; un tel discours est d’ailleurs invraisemblable par sa contradiction : comment des marchands, que les déplacements mettent depuis des siècles en contact étroit avec des juifs et des chrétiens, pourraient-ils rester dans « l’état d’ignorance » présupposé par le dogme islamique ?
A propos de Marie, l’étude du texte coranique réserve une autre surprise : le verset s.5,116 donne l’impression de placer Marie dans la Trinité que professent les chrétiens.
C’est
en tout cas la lecture musulmane habituelle qui est faite de ce
verset, et donc ce que tout Musulman doit croire au sujet de
la foi des chrétiens – malgré le fait qu’une
telle affirmation grotesque serait démentie par n’importe
quel chrétien. Et c’est toujours ce qui est enseigné
aux enfants musulmans sauf là où il existe un nombre
suffisant de chrétiens qui risqueraient trop facilement de se
gausser de cette absurdité (en Egypte par exemple[1]) ;
on évite alors d’en parler. Ceci étant, que dit
le texte ?
“Quand
Dieu dira : ‘Îsa, fils de Marie, as-tu dit
aux gens : Prenez-moi et ma mère pour deux divinités,
à côté de [en dehors de] Dieu ?...”
(début de s.5,116) ?
Bien évidemment, la question se pose de savoir si la lecture musulmane ne commettrait pas ici une méprise comparable à celle des "deux Marie" (cf.0.2) : n’aurait-on pas affaire à une compréhension erronée du texte, qui identifie Marie et la « mère » dont ‘Îsa-Jésus semble parler ici ?
3.1.3.1
Les "mariamites" inventés pour fournir une
explication "acceptable"
[…]
3.1.3.2 Un premier niveau d’explication réelle : ironie polémique et nécessité
Oublions
un instant l’imagerie imposée qui fait de Muh1ammad
l’auteur oral du Coran, et relisons le verset s.5,116
pour lui-même. Ce qui ressort immédiatement, c’est
l’ironie mordante de ce verset où Dieu lui-même
est présenté comme prenant ‘Îsa-Jésus
à témoin contre... la foi chrétienne trinitaire
– car il s’agit bien de la foi trinitaire même si
le verset évoque “sa mère” là
où l’on s’attendrait à lire "l’Esprit
Saint" : on reviendra sur ce point. La formule :
“Prenez-moi
et ma mère pour deux divinités, en dehors de Dieu”
(s.5,116)
vise
et condamne le fait de placer ‘Îsa-Jésus et
“sa mère” au rang de "Dieu" alors
qu’ils ne sont pas "Dieux" (ils sont "de hors
de Dieu", min dûni Llahi[2]).
L’ironie polémique est double :
—
elle porte sur l’accusation d’associer
à Dieu (le širk) qui est un crime impardonnable
valant la damnation éternelle[3],
ainsi que sur celle de lui associer… une épouse ;
—
elle porte sur l’accusation de multiplier
les "dieux", puisqu’il est question là de
"deux divinités", et en s.5,73, il est
même question de trois divinités… dont
Dieu :
“En
vérité, ils recouvrent [la vérité] ceux
qui disent : Certes, Dieu est le troisième de
trois[4]”
(s.5,73).
Là, l’ironie va loin et utilise même contre les chrétiens l’accusation de recouvrir, qui partout ailleurs qualifie spécifiquement les yahûd-rabbanites (voir 2.4.2.2).
Ceci nous renvoie à ce qui a été dit à propos des "versets sataniques" (cf. 3.1.1.5) : pour un croyant musulman, le texte coranique ne peut pas contenir d’ironie, ni aucune forme d’humour, car le "Dieu" qui dicte le Coran par l’intermédiaire de l’ange Gabriel est trop au-dessus des hommes pour avoir quelque forme d’humour que ce soit. Dieu parle comme un Potentat tout-puissant, sa Parole devant être prise à la lettre ; c’est pourquoi les ironiques versets semblant encourager la superstition ont été considérés comme d’inspiration satanique. .
Ici, il serait malvenu de tenir pour inspirés par le Démon des versets qui condamnent "l’associationisme" chrétien (et qui vouent le chrétien à l’enfer : “Dieu lui interdit le Paradis et son refuge sera le Feu”, cf. s.5,72 et note 998). Donc, puisqu’il est impensable que le Coran puisse se tromper, les chrétiens, nécessairement, “prennent Jésus et sa mère pour deux divinités à côté de Dieu”.
De plus, cette lecture de s.5,116 ne convient finalement pas si mal à l’apologétique intra-musulmane, à condition que les musulmans ne fréquentent pas des chrétiens et ne se rendent pas compte de l’absurdité de l’accusation ; et elle permet d’expliquer aux enfants à l’école pourquoi Dieu envoie les chrétiens en Enfer – ce qui est d’ailleurs indubitablement la pensée de l’auteur, divin ou non, du texte coranique.
Si la Trinité chrétienne ne se compose pas de Dieu, de Jésus et de Marie, où est l’erreur ?
3.1.3.3 L’explication de fond : une manière de parler araméenne
La question adéquate est celle-ci : qu’est-ce que l’auteur entendait par son ironique verset s.5,116 ? Et d’abord, fait-il allusion à quelque chose ?
En
fait, présenter l’Esprit Saint comme une Mère
était une manière de parler habituelle des traditions
araméennes héritées du judéochristianisme.
Aphrahate (dit le Sage de Perse)
écrit vers 340 que le chrétien qui se marie tend à
oublier “son Père et l’Esprit Saint sa
mère”[5].
C’est ce qu’on peut lire également dans l’Evangile
selon les Hébreux dont Origène
a rapporté le logion suivant :
“Le
sauveur a dit : Il y a un instant, ma Mère qui est
l’Esprit Saint, m’a enlevé par un de mes
cheveux et m’a transporté sur la grande montagne du
Thabor” (Sur l’év. de Jean, Hom. 2, 12)
et dont Jérôme
également a retranscrit deux passages –
le premier de ceux-ci est sans doute un parallèle du
précédent –:
“Dans
cet évangile écrit "selon les Hébreux",
qui est lu par les Nazaréens, le Seigneur dit : Il y a
un instant, ma mère, le Saint-Esprit, m’éleva”[6].
Et : “Selon
l’évangile écrit en langue hébraïque
que les Nazaréens lisent... nous trouvons ceci : Il
arriva que, tandis que le Seigneur remontait de l’eau, toute la
source du Saint-Esprit descendit et reposa sur lui et lui
dit : Mon Fils, parmi tous les prophètes, je
t’attendais pour que tu viennes et que je puisse reposer en
toi. Car tu es mon repos, tu es mon fils premier-né qui
règnes pour toujours”[7].
Cet
Evangile selon les Hébreux appelé également
Evangile des Nazaréeens constituait, nous le savons
(cf.
1.6.1.1), le
livre de référence – à coté de la
Tôrah et des Prophètes – des groupes
formant la mouvance messianiste et dont la désignation la plus
adéquate est celle de judéonazaréens.
Aucun exemplaire de cet évangile ne nous est parvenu et
il n’est connu à ce jour qu’à travers les
citations de quelques Pères de l’Eglise qui,
malheureusement, n’y attachent pas beaucoup d’importance.
Après avoir cité le même passage évoquant
le Thabor dans un autre commentaire des Ecritures, Origène
ajoutait simplement :
“C’est
une preuve dans leur croyance que l’Esprit-Saint est la mère
du Christ” (In Jer. 15,4).
En fait, c’est plutôt une manière de parler qu’une croyance : Origène aurait pu faire l’effort d’expliquer que le mot "esprit" est féminin en hébreu aussi bien qu’en araméen (xVr, rûah1)[8] ; or, vu que la tradition chrétienne (Luc 1,35) précise que Jésus a été engendré sous l’action de l’Esprit Saint, il était inévitable que le titre de "mère" fût attribué à l’Esprit Saint.
C’est cette manière de parler de la Trinité (toujours actuelle parmi les Chaldéens) que raille l’auteur du verset s.5,116, ce que les commentateurs musulmans anciens avaient bien compris[9]. La raillerie est habile : l’auteur ne fait pas nier par Jésus le fait que l’Esprit soit "sa mère", il lui fait nier que lui-même et l’Esprit soient un deuxième et un troisième co-dieu, ce dernier devant être simplement une émanation de Dieu. Bref, il fait dire à Jésus que les chrétiens sont des gens qui confondent et mélangent tout.
Il apparaît donc clairement que le verset s.5,116 qui s’adonne à l’ironie révèle un contexte religieux où la conception d’un Esprit Saint maternel (et au féminin) est habituelle.
[1] La présence de six ou huit millions de chrétiens Coptes rend difficiles de pareilles affirmations. Ceci étant, tout Musulman est tenu de croire qu’il connaît mieux la doctrine des chrétiens que les chrétiens eux-mêmes, puisque le Coran en parle ; il ne doit donc pas s’informer auprès d’eux.
[2] Il se pourrait que l’expression min dûni Llahi ait été mal comprise par les commentateurs islamiques, cf. note 1172.
[3]
Concernant le širk :
s.4,171 ; 5,72.73.76.116 ; 9,31 ;
13,36 ; 15,90-94 ; 17,40 ; etc.
Concernant le châtiment :
“Non,
Dieu ne pardonne pas que Lui soit donné quelque associé ;
en deçà, Il pardonne à qui Il veut” (||
s.4,116) ; mais quiconque donne à Dieu quelque
associé blasphème d’un énorme péché”
(s. 4,51).
“Ceux
qui font la guerre à Dieu et à son messager et qui
s’efforcent au désordre, leur salaire sera d’être
tués ou crucifiés, ou que leur soit coupée la
main et la jambe opposées, ou qu’ils soient expulsés
de la terre : voilà pour eux l’ignominie ici-bas ;
et dans l’au-delà, il y a pour eux un grand châtiment”
(s.5,33).
“Quiconque
donne à Dieu des associés, eh bien oui, Dieu lui
interdit le Paradis ; et son refuge est le Feu” (s.5,72).
“Ceux qui
recouvrent (les rabbanites) parmi les gens de l’Ecrit
(= les juifs dans leur généralité) et les
associateurs [iront] dans le feu de l’enfer” (s.98,6).
Voir
également s.6,22-24 et s.10,28-29, deux
passages moins virulents où le Jour du Jugement est présenté
comme le jour qui verra la confusion des "associationistes"
!
[4] Le [trop] long verset s.4,171 indique encore dans sa seconde partie : “Ne dites pas : Trois” ; mais cette seconde partie sent trop les arguments de la polémique islamique anti-chrétienne postérieure (“Certes, Dieu est divinité une. Pureté à Lui ! Y aurait-il un enfant à Lui ?”).
[5]
De cette manière, Aphrahate
voulait commenter le passage bien connu de Gn
2,24, et il continuait ainsi :
“Tant
que l’homme n’a pas encore pris femme, il aime et honore
son Père, et il n’a pas d’autre amour. Quand
l’homme prend femme... son amour le sépare de son Père
et de sa Mère” –Cf. Les exposés –
écrits entre 336 et 345 –, trad. Marie-Joseph
Pierre, S.C. n° 359,
Paris, Cerf, 1989, t.2 p.791 / Al-Bayyinât 18,10 cité
par Azzi Joseph
in Le prêtre et le prophète..., Paris,
Maisonneuve & Larose, 2001, p.168.
[6] “Sed et in Evangelio quod juxta Hebraeos scriptum, Nazaraei lectitant, Dominus loquitur : modo me tulit mater mea, Spiritus sanctus” (Jérôme, In Is. 40,9 – PL 24, 405).
[7] “Evangelium quod Hebraeo sermone conscriptum legunt Nazaraei... haec scripta reperimus : factum est autem cum ascendisset Dominus de aqua, descendit fons omnis Spiritus sancti, et requievit super eum et dixit : Fili mi, in omnibus prophetis expectabam te ut venires et requiescerem in te. Tu es enim requies mea, tu es filius meus primogenitus qui regnas in sempiternum” – Jérôme, In Is. 11,2 (PL 24, 144F || In Mich. 7,6 et In Ez. 16,13).
[8] Très probablement, le mot "esprit" en arabe ancien (et sans doute jusque dans l’écriture primitive du Coran) devait également être féminin, comme l’hébreu et l’araméen xVr ; aujourd’hui, rûh1 (esprit, souffle) est masculin tandis que le terme rîh1 (vent, souffle) est féminin : la distinction entre les deux paraît être artificielle et tardive, autant au point de vue du sens (en hébreu et araméen, l’esprit, c’est le vent) qu’au point de vue des consonnes (y et w sont fondamentalement interchangeables).
[9]
Les commentateurs du Coran tels que
at1-T1abarî,
al-Baydawî, al-Zamahšarî ou
al-Jalâlayn (et d’autres) indiquent à propos de
ce verset s.5,116 qu’il s’agit de l’Esprit-Saint
et non pas de la Vierge Marie. Pour eux, aucun chrétien n’a
jamais placé Marie parmi la Trinité (cf. Azzi
Joseph, Le prêtre et le prophète :
aux sources du Coran, Paris, Maisonneuve & Larose, 2001,
p.169).